J’aime Trieste. Peut-être parce qu’elle me rappelle un peu ma ville natale, Bari. Comme elle, c’est une ville portuaire baignée par la même mer, l’Adriatique; avec un pied en Italie et l’autre déjà dans les Balkans, carrefour de plusieurs ethnies; avec une identité bien trempée, mais ouverte aux traditions culturelles et culinaires d’ailleurs. Rien de mieux pour le prouver donc que la recette du goulash, la ‘soupe du bouvier’ d’origine hongroise, et déclinée dans de nombreuses variantes, de la Roumanie à l’Autriche, à l’Italie…
C’est un plat très ancien, commun chez les éleveurs des interminables plaines d’Europe orientale. L’élément principal est la viande de boeuf podolique (du nom du berceau présumé de la race, la région ukrainienne de Podolie). En réalité on ne sait pas très bien où et quand ces mastodontes (presque) paisibles ont fait leur apparition à côté des hommes. Soit ils descendent de l’auroch de la préhistoire (présent de l’Espagne à la Crète), soit ils sont arrivés en Europe occidentale à la suite des Huns au Ve siècle de notre ère, soit ils sont autochtones de l’Italie depuis l’Antiquité. L’Empire roman favorisait le marché ‘global’, et Trieste était un débouché idéal pour toute sorte de marchandises. D’ailleurs l’origine de son nom latin, Tergestum, est l’adaptation de deux termes de la langue des Vénètes (population pré-romaine) : terg=marché, et este=lieux, typiques de la région. Trieste et toute l’Istrie firent du reste partie de l’Empire austro-hongrois du XVIIIe siècle à la Première guerre mondiale. Rien de plus normal, donc, à que le goulash ait pris racines en Méditerranée.
En revanche, les autres ingrédients de la recette sont beaucoup plus allogènes. Commençons par le paprika, l’épice reine de la cuisine hongroise. A l’origine, il était préparé avec des grains du poivron rouge, ou de piment, séchés et moulus, au Mexique et au Pérou, et portait le nom de chili. Découvert par Christophe Colomb, le poivron fut emporté en Espagne, et il se montra tellement résistant qu’il fut implanté un peu partout entre l’Afrique et l’Asie. Les Turcs le connurent en Inde et l’importèrent en Hongrie. Les gens du coin, qui ne le connaissaient pas, le nommèrent paprika d’après un terme serbe, papar, lui-même dérivé du latin piper, poivre. Je ne parlerais pas de l’autre ingrédient étranger, la tomate (le xitomatl des Aztèques), parce que trop connue. En revanche, je voudrais dire deux mots sur la garniture typique de ce plat dans la Vénétie : la polenta de maïs.
El mijo des Indias, le millet des Indes, importé lui aussi par Colomb en Espagne, fit souche entre Venise et la plaine du Pô dès à la moitié du XVIe siècle. Jusqu’aux années 1950, la polenta de maïs a constitué la base de l’alimentation des paysans et des montagnards de ces contrées, qui souffraient de famine.
Longtemps, personne n’a fait le lien entre la polenta et la pellagre, une maladie liée à la malnutrition. Les conquistadores et après eux les colons n’avaient pas relevé une simple opération effectuée par les Aztèques avant de consommer les grains de maïs : la nixtamalisation (le mot nahuatl est composé de nextli, cendres, et tamalli, farine de maïs moulu, tamal). Tremper les grains dans de l’eau de chaux (voire un mélange de cendre de bois et d’eau) et les faire bouillir rendait les grains plus tendres, en favorisant l’absorption de l’eau et la cristallisation des granules d’amidon et augmentait la présence de niacine (vitamine B3) et de plusieurs acides aminés. Si cette opération n’était pas effectuée, les consommateurs assidus de maïs souffraient d’ulcères et d’abcès, de diarrhée, ou de démence et pouvaient jusqu’à en mourir.
Bien, après cette chevauchée sauvage dans l’espace et le temps, revenons à notre plat. Il est composé d’un morceau de viande de boeuf – girello di spalla en italien, paleron pour les Français – , et de lard de porc – à ne pas confondre avec la bas-joue et la poitrine fumée. Cette graisse, appelée aussi bardière ou panne, est située sur le dos de la bête. La sauce est réalisée avec quatre gros oignons, deux gousses d’ail, du paprika et des aromates, de la pulpe de tomates, un cube de bouillon de boeuf, de l’huile extra vierge d’olives. La garniture n’est pas faite de carottes et de pommes de terre comme en Hongrie, mais de polenta.
Commencez à mettre les oignons dans de l’eau froide avec une goutte de vinaigre pendant au moins une vingtaine de minutes. Ainsi faisant, vous éviterez de pleurer en le coupant, parce que vous aurez éliminé les effets du sulfoxyde.
Entre temps, coupez la viande en cubes de taille moyenne, et mettez à bouillir l’eau pour le bouillon. Videz l’eau des oignons, et coupez-les en fines lamelles.
Dans un faitout, mettez à chauffer de l’huile, et ajoutez les tranches de lard. Touillez et ajoutez la viande…
…avant de continuer avec les oignons.
Laissez rissoler pendant une quinzaine de minutes.
Passé ce délais, ajoutez deux cuillères à soupe de paprika doux, deux gousses d’ail, deux cuillères de farine, les aromates (marjolaine, estragon, thym); du sel fin…
…une ou deux louches de bouillon, et laissez cuire pendant un quart d’heure.
A present, rajoutez de la pulpe de tomate et du poivre. Touillez, et laissez mijoter pendant deux heures à feu modéré, en ajoutant régulièrement quelques louches de bouillon pour que le ragoût ne soit pas trop réduit.
Dix minutes avant la fin de la cuisson du goulash, occupez-vous de la polenta. Je suis un peu flemmard; donc j’ai opté pour celle déjà ‘prête’. Il faut seulement mettre à bouillir un litre et 1/4 d’eau, et y verser le contenu d’un sachet. Après quoi, il suffit de touiller pendant cinq minutes à feu moyen en veillant à ce que la purée ne soit ni trop sèche ni trop liquide. Au moment de servir, versez un filet d’huile.
Et voilà le résultat. Une composition un peu différente de l’originale ‘soupe du bouvier’ hongroise, mais néanmoins appétissante, et riche en saveurs.
Quant au vin, les terres karstiques entre le Friuli et l’Istrie – quoi que très dures à labourer et pauvres en eau – donnent des nectars de haute qualité, et apparentés avec le Bordeaux ! Le Carso Cabernet Sauvignon a ses origines dans la vitis Balisca, cultivée dans l’Épire, région montagneuse des Balkans, pas très loin de Trieste, par les Grecs. Exporté ensuite par les Romains en Espagne, le cépage arriva en France, aux alentours de Burdigala (Bordeaux), à la suite de légions de Jules César…
Ingrédients pour 4 personnes :
900 gr. de paleron
100 gr. de lard
700 gr. d’oignons
2 cuillères de paprika doux
2 gousses d’ail
1 cube de bouillon de boeuf
1 verre de pulpe de tomates
marjolaine, estragon, thym, poivre, sel
huile extra vierge d’olive
250 gr. de polenta de maïs