Quand on grandit en ayant la chance d’avoir sur la table toutes sortes de poissons, on oublie que même les plus petits peuvent être aussi savoureux que les gros. J’ai souvent délaissé le pesce azzurro (en français ‘poisson gras’), à savoir l’anchois, le maquereau, le hareng, et la Sardina pilchardus, autrement connue comme sardine. Et je me moquais de mon père quand je le voyais, lui le vieux marin, perdre beaucoup de temps à enlever délicatement tête, entrailles et arêtes de chaque bestiole, avant de les consommer avec le plaisir minutieux d’un matou devant sa proie…
Maintes années plus tard, je suis revenu sur mes pas. D’abord à cause des qualités nutritionnelles de la sardine, qui n’est pas grasse de tout (simplement elle ne fabrique pas les acides gras, mais les assimile à partir de sa nourriture – du zooplancton), et qui a un taux particulièrement élevé d’oméga-3, excellent contre la cardiopathie et l’excès de cholestérol. Ensuite en raison de son prix, qui la rend beaucoup plus abordable que la dorade, le bar ou le thon. Et pour finir, en raison d’un sombre fatalisme face aux ravages de l’environnement.
La sardine – d’une importance capitale dans la pêche commerciale en Méditerranée – est l’objet d’une surpêche toujours plus agressive et est de moins en moins présente sur les étals des poissonniers. Elle disparaît aussi progressivement en raison de la pollution des eaux côtières et profondes causée par les métaux lourds, les composés organochlorés (solvants, pesticides, insecticides…), les pyralènes (une des gloires de la Monsanto…) et le bisphénol A. Bref, mieux profiter dès à présent de ce que Mère Nature peut encore nous offrir car qui sait si elle n’aura pas totalement disparu dans les décennies à venir.
J’ai jeté mon dévolu sur les sarde in saôr (sardines savoureuses, en patois vénitien). Un des piliers de la cuisine de Venezia et de la Vénétie en général depuis plusieurs siècles. Que vous dites? Rien d’autre qu’une hors d’oeuvre? Détrompez vous. Comme souvent le cas en Italie, une chose apparement simple est bien plus élaborée de ce qu’elle on a l’air. D’abord, ses lettres de noblesse.Les origines de ce plat pourraient être juives. La Sérénissime a accueilli une colonie ashkénaze depuis au moins le Xème siècle, les juifs d’Orient et les Séfarades d’Espagne sont venus, à partir de la Renaissance, grossir ses rangs. Il se dit que ces populations importèrent dans la cuisine de Venise l’aigre doux et le safran, comme aussi les épices, les pignons et le raisin sec, ingrédients communs dans la tradition arabe, espagnole et sicilienne.
Toutefois il est bien difficile de déterminer la part de chaque culture – orientale ou occidentale – dans ce plat. Les sardines étaient cuisinées déjà par les Grecs anciens qui les pêchaient en très grand nombre le long des côtes sardes. Le raisin sec était déjà utilisé par les Romains depuis la fin du IIIème siècle avant J.C., comme atteste Columelle dans son traité (De re rustica, XII, 39). Et l’on trouve des pignons, comme des oignons, dans la cuisine méditerranéenne.
L’aigre doux était également une saveur bien connue dans l’Antiquité : on ne le travaillait pas avec du sucre mais avec du miel, en l’associant avec l’acetum ou vinum acre des Romains (vinaigre en français et en espagnol).
Disons alors que les différentes communautés, à travers le temps et l’histoire, ont plutôt servi de « vecteurs » des ingrédients de la bonne cuisine, sorte de « virus » bénin pour l’humanité. Disons aussi qu’un bon repas est, d’un point de vue épicurien, un quadruple remède (τετραϕάρμακον=tetrapharmakon) contre les principaux maux de l’existence : Les dieux ne sont pas à craindre ; La mort n’est pas à craindre; On peut atteindre le bonheur ; On peut supprimer la douleur. Une saine doctrine pour combattre les superstitions et la souffrance comme style de vie. Pas mal pour un simple hors d’oeuvre, eh ?
Mais retournons à Venise et à ce plat de marins. Cette recette seyait particulièrement bien à la vie en mer. Le poisson, frit comme les oignons dans l’huile, pouvait mieux être conservé durant les longues traversées. Le vinaigre de vin apportait vitamines et sels minéraux, les oignons vitamines, sels minéraux, oligo-éléments. L’apport calorique des fruits secs rendait moins pénibles les corvées.Et puisque l »on parle d’effort, mettez-vous à l’oeuvre et nettoyez tous les poissons sous l’eau, à l’aide d’une paire de ciseaux, ou d’un petit couteau. Cela va vous prendre un moment, mais songez à la vie contemplative d’un matelot d’antan. Cela aide, paraît-il…
Préparez maintenant les autres ingrédients, oignons et vinaigre blanc, farine, raisins secs et pignons, quelques feuilles de laurier, huiles d’olives extra vierge et de colza (bio). Sans oublier le sel, une cuillère de sucre et quelques grains de poivre.
Coupez les oignons (à Venise, on utilise ceux de Chioggia, issus de l’arrière pays) et faites-les tremper dans un bol d’eau froide pendant au moins une quarantaine de minutes pour les adoucir.
Vous aurez largement le temps de mettre les raisins secs dans une coupelle remplie d’eau, et d’ouvrir les filets des sardines à libretto sur des assiettes.
Egouttez ensuite les oignons, émincez-les et faites-les blondir dans une poêle à feu doux – avec un couvercle – dans quatre cuillères d’huile d’olive extra vierge et un peu de sel pendant 30 minutes. Au milieu de la cuisson, ajoutez deux feuilles de laurier.
A présent panez les filets de sardine de deux cotés dans de la farine…
Mettez à frire dans une autre poêle de l’huile de colza (ou de tournesol), et déposez-y les filets, d’abord d’un coté et ensuite de l’autre, pour les faire dorer.A fur et à mesure qu’ils seront prêts, mettez-les dans des assiettes plates sur un feuille de sopalin, pour absorber l’huile en excès, et ajoutez du sel.
Revenons aux oignons. Après trente minutes, ajoutez 200 ml de vinaigre et une cuillère de sucre. Augmentez la flamme, faites évaporer le vinaigre et faites réduire.
Egouttez le raisin sec, et mettez les ingrédients les uns sur les autres, dans une terrine pas trop haute dans l’ordre suivant : filets de sardines, oignons, pignons et raisins secs. Répétez l’opération deux fois de suite, et fourrez au milieu deux feuilles de laurier (pas celles de l’huile).
…terminez avec quelques grains de poivre. Laissez reposer au moins 24 heures. Vous verrez, l’aigre doux des oignons et des fruits secs « confit » littéralement les poissons.
Sur ce plat très fort en goût, buvez donc un vin Pinot Bianco dei Colli Euganei, de la province de Padoue.
Ingrédients pour 6 personnes :
600 gr. de sardines
600 gr. d’oignons (blancs)
200 ml de vinaigre de vin blanc
40 gr. des pignons et des raisin sec (de Corinthe)
Huile d’olive extra vierge (possiblement bio)
Huile de colza, ou tournesol (bio)
4 feuilles de laurier
1 cuillère de sucre
sel, poivre en grain; farine
j’ai suivi la recette à la lettre en refermant toutefois la sardine avant de la frire. Ça la rend également moins fragile au moment de la sortir du plat. Le résultat est tout à fait concluant et le plaisir de la dégustation sur plusieurs jours compense largement les heures de préparation.
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