L’année dernière j’ai effectué un court séjour à Venise et, pour mieux échapper à la foule qui assiégeait les lieux les plus prisés telle une armée de pigeons hystériques, j’ai amené la petite famille faire en tour en vaporetto parmi les îles de la lagune. Le beau temps aidant (même en février, mes chers Gaulois…), nous nous sommes perdus dans les ruelles de Burano, célèbre pour les façades de ses maisonnettes aux couleurs vives.
Et puis… oh miracle, le hasard et un petit creux nous ont fait tomber sur l’un des restaurants traditionnels du coin, « Chez Romano », un incontournable pour artistes, voyageurs et amateurs de bonne chair depuis quatre générations.
Comme d’habitude, l’appel de la forêt – ou plutôt de la mer – a eu vite raison de moi, et j’ai commandé un plat parmi les plus typiques de la Vénétie maritime : un risotto di gò. « Gò » désigne en patois les ghiozzi de la lagune, les gobies en bon français, à mon avis parmi les espèces de poissons les plus moches qui existent !
Je sais, pour un Français, c’est comme si je parlais d’une créature martienne, mais ce petit monstre d’eau saumâtre a été, pendant des générations, l’un des ingrédients de la cuisine locale (parce que il est quand même délicieux). Sauf que de nos jours les pêcheurs (et les poissons !) de la lagune entre Chioggia et Venise se font de plus en plus rares, raison pour laquelle le risotto di gò est devenu un plat pour gourmets (un peu comme les moeche).
Pour mon anniversaire ce mois-ci, j’ai voulu me faire plaisir en cuisinant le même plat, mais comme à Paris il est pratiquement impossible de trouver des gobies, j’ai du me rabattre sur un plan B, avec un bar sauvage de l’Atlantique. En patois vénitien, on l’appelle branzino, diminutif de branze (branchies), même si le mot latin lupus (loup) serait plus approprié, puisque c’est un exceptionnel carnassier. Petit conseil de consommateur à consommateur : quand vous l’achetez au marché, demandez la taille. En dessous de 25 cm., il est interdit à la vente, et vous le trouverez normalement (comme moi) aux environs de 36 cm. Sauf que même avec ces dimensions, un bar ne s’est pas encore reproduit et n’a donc pas pu assurer sa descendance. Il y a donc des biologistes qui militent pour que le bar ne soit pas vendu en deçà de 42 cm., mais comme d’habitude l’appât du gain…
Autre détail d’importance capitale, le choix du riz. Et là, les choses se compliquent. L’Italie est le premier producteur en Europe (avec 50 % du marché), et depuis 1958, fait unique au monde, le pays a classifié son riz en quatre catégories (commun, demi-fin, fin, super fin). De plus il existe les particularités liées au territoire. Pour cette recette, j’ai opté pour du vialone nano I.G.P. (indication géographique protégée) de Verone (dans la Vénétie), un riz très particulier parce qu’irrigué seulement grâce à de sources naturelles d’eau douce (les risorgive, en italien)…
Cette exception italienne, qui remonte au moins au XVIIe siècle, risque toutefois de subir un arrêt brutal – et peut-être définitif : Phil Hogan, le commissaire européen à l’agriculture, déjà connu des paysans italiens pour les dégâts causés au marché de la tomate, a récemment établi que la politique agricole de l’Union européenne ne devait plus aider seulement ses agriculteurs, mais toute la société, et a institué un système d’importation sans droit de douane pour le riz en provenance du sud-est asiatique. 2016 a été une année record pour les importations de riz en Italie : 244 millions de kilos de riz sans étiquette d’origine, et cultivé – hélas – sans la stricte réglementation de Bruxelles sur l’environnement ou le travail des mineurs ont été introduits sur notre territoire.
Le marché asiatique n’achète pas assez en contrepartie les produits italiens haut de gamme, puisque le pouvoir d’achat là bas est bien plus faible, et les traditions plus fortes. La petite et moyenne entreprise (souvent familiale), vraie pierre angulaire de l’économie italienne, est de plus en plus écrasée sous le poids des règles européennes et du fisc italien, et tôt ou tard elle sera contrainte de mettre la clef sur la porte, pendant que les multinationales, souvent domiciliées dans des paradis fiscaux comme l’Irlande, patrie de M. Hogan, continueront de prospérer.
Mais revenons aux fourneaux, où je ne risque pas de me faire un sang d’encre. Le bar, gratté et vidé, doit être lavé sous l’eau courante.
En suite, il faut préparer les ingrédients pour le bouillon. Quelques branches de céleri, une échalote, une carotte, une dizaine de grains de poivre dans une poche de gaze (par pitié, pas du poivre en poudre, de la vraie sciure de bois), plus quelques aromates.Faites bouillir deux litres d’eau avec tout ce beau monde pendant une quinzaine de minutes. Après quoi, en dehors du feu, ajoutez 200 g. de vin blanc sec…
…et le poisson. Continuez la cuisson (sans ébullition) pendant encore une dizaine de minutes.
Entre temps, on pourra préparer la suite. A savoir, râper un peu de fromage parmigiano reggiano bio (possiblement de 36 mois d’affinage)…
…et couper deux morceaux de beurre (à garder au frais).
Une fois la cuisson terminée, il faudra récupérer le bouillon, filtré, et le poisson, auquel on enlèvera la peau, la tête et les arrêtes.
La chair ira accompagner le risotto.
Mais il faut tout de même le cuisiner, ce riz (vialone nano). Commençons donc avec une goutte d’huile extra vierge, dans laquelle on fera dissoudre le premier morceau de beurre.
Quelques instants après, versez le riz, et touillez à l’aide d’une cuillère en bois. Puis, un verre de vin blanc, sec. Laissez-le évaporer complètement.
Puis, louche après louche, ajoutez du bouillon lentement à chaque fois que le riz risque de sécher. Ne cessez pas de touiller, bien sûr. Un bon riz devrait être prêt au bout de 16, 17 minutes minimum, mais vérifiez toujours les indications données sur la boîte.
A la fin, en dehors du feu, ajoutez une pincée de sel, le parmigiano râpé, l’autre morceau de beurre, et la presque totalité du poisson…
Servez toute de suite à table, garni de quelques morceaux du bar. Il est plus beau que le petit gobie, mais quant à la saveur, le petit monstre tient le coup !
Pour le vin, le choix est facile, dans la région. Pour ce risotto, un blanc A.O.C. des Colli Euganei, originaire de la province de Padoue, fera l’affaire.
Ingrédients pour 4 personnes :
1 bar d’environ 1 kg. (ou 800 g. de ghiozzi); 400 g. de riz (vialone nano ou carnaroli); 200 g. de vin blanc sec; 80 g. de beurre; 40 g. de parmigiano reggiano; 1 carotte, 1 échalote; 1 branche de celeri; 10 grains de poivre noir; aromates, sel, huile extra vierge d’olive
Mise à jour août 2020 : le commissaire européen au commerce, Phil Hogan, démissionne après avoir enfreint les règles sanitaires liées au Covid-19. Le 19 août, l’Irlandais avait participé à un dîner d’au moins 80 personnes, alors que la jauge était d’au plus 50 participants. Il n’a pas non plus strictement respecté la quarantaine obligatoire pour les personnes arrivant en Irlande (les dieux de la vengeance exercent en silence)…