Tufeja d’Ivrea (Soupe d’haricots à la façon d’Ivrée)

Le Carnaval, c’est un complexe mélange de croyances de l’Antiquité, héritées et modifiées pendant le Moyen-Age et l’époque moderne. C’est la fête des fous, le monde à l’envers, les pauvres à la place des seigneurs, un clerc au lieu de l’évêque, l’abondance en substitution de la disette, des jeunots désaxés qui ordonnent à des vieux sages… bref, un chaos bien réglementé, sorte de soupape pour éviter que la société, fortement fragmentée, n’explose. La ville d’Ivrée concentre parfaitement tout ce que je viens d’énoncer.

Située dans la plaine du Pô non loin de Turin, aux pieds des Alpes, elle a été au cours du Haut Moyen-Age l’épicentre des luttes paysannes contre les nobles, en raison d’impôts trop lourds à honorer. Lors des festivités, le seigneur féodal offrait un pot de haricots – autochtones, pas encore d’Amérique – aux familles les plus pauvres qui les jetaient dans la rue, préférant jeûner plutôt que d’accepter cette aumône. A la Renaissance, le carnaval était géré par les différents quartiers (rioni en italien) en rivalité permanente.

Au XIXe siècle, après la Révolution française et les guerres napoléoniennes, pour maintenir la paix sociale et permettre à l’agressivité de s’exprimer sans faire de victimes, des escarmouches ludiques étaient organisées entre des « sans-culottes » coiffés du bonnet phrygien (ahh, l’héritage civique français) et des jeunes gens installés sur les balcons (souvent de bonne famille), avec des jets de haricots (crus, tout de même), de légumes, de confettis, de fleurs. Et puis finalement, un fruit « exotique », importé de la côte ligurienne, fit son apparition à Ivrée : l’orange, qui par sa couleur rappelait, pendant le carnaval, la passion ou le sang versé dans les conflits d’antan.

Après guerre, le carnaval d’Ivrée prit sa forme définitive, avec la très célèbre bataille des oranges. Pendant trois jours, les équipes des rioni à pieds (environ 8000 personnes) balancent (et reçoivent) des agrumes contre les soldats – 2000 – du tyran, juchés sur 50 chars tirés par des chevaux. Aux dernières nouvelles, mille tonnes d’oranges de Calabre et de Sicile sont utilisées chaque année comme projectiles, avec plus de 500 blessés (y compris les animaux). Le tout pour une coquette somme d’un million d’euro en frais d’organisation, plus un over-tourisme de 120.000 personnes dans une ville qui compte 22.000 habitants. Un gâchis insensé pour certains, un bénéfice énorme pour d’autres. Si ce n’est pas encore et toujours la fête des fous…

Pendant les jours de bataille, les gargotes d’Ivrée servent aux combattants des bols fumant de tufeja (ou de morue et polenta). Il s’agit d’une soupe très dense de haricots mélangés avec tout ce qu’on peut obtenir après l’abattage du cochon : couenne, pieds, charcuterie, lard, plus des légumes verts, des aromates… certainement bien gras, mais oh combien savoureux. Histoire de reprendre les forces pour ne pas fléchir devant l’adversaire.

Le cuisson est effectuée dans un gros pot en terre cuite, la tufeja bien nommée, suspendue jadis au-dessus de la braise dans la cheminée grâce à des chaînes reliées autour des manches (ou plus simplement dans un four). Tufeja dérive du grec thyfos, ou du latin thufos, littéralement fumée, vapeur ; donc une casserole « fumante » en quelque sorte. La racine lexicale est la même que pour tufo, synonyme en italien de mauvaise odeur et pour stufa, étuve en français (qui désigne un bain de vapeur, une chaudière).

Dernier point sur les haricots à utiliser. A Ivrée, il existe deux variétés, les borlotti (rouges) ou les cannellini (blancs) de Saluggia, LA localité piémontaise des légumes secs. Mais à Paris, inutile d’en chercher. J’ai opté pour ceux de Tarbes… qui hélas sont désormais introuvables. J’ai découvert en effet qu’ils sont devenus un produit de niche, il m’a fallu donc les commander sur internet. Bref… la veille du jour J, on les fera tremper dans de l’eau froide (avec un peu de bicarbonate alimentaire), une nuit entière.

Le lendemain, rincez-les sous l’eau, et mettez-les de côté.

Passons aux autres ingrédients. D’abord, épluchez un oignon blanc, et enfoncez-y un ou deux clous de girofle, pour l’aromatiser.

J’ai choisi une version soft de la recette (il y en a des dizaines), et j’ai commandé chez le boucher deux pieds de cochon, sciés dans le sens de la longueur (mais vous pouvez aussi les demander en rondelles)…

En outre, j’ai acheté un morceau de couenne, que j’ai moi-même coupé en rectangles de 10×12 cm. Les deux ingrédients doivent être ébouillantés un court instant.

Entretemps, j’ai préparé aussi un hachis d’oignon, de céleri et de lard, qui seront la base de la sauce.

Et aussi un mélange d’aromates qu’iront parfumer la couenne : fines herbes, ail, laurier, sauge, romarin, poivre moulu, cannelle et noix de muscade râpées.

Quand tout est en place, mettez une dose de ce bouquet aromatique sur chaque morceau de couenne, enroulez-le et nouez-le avec de la ficelle de cuisine. En italien, on les appelle involtini (petits roulés), mais à Ivrée on parle plutôt de prejivi, prêtres en patois, pour se moquer de la gourmandise des religieux, toujours à la recherche du morceau plus juteux…

Les voilà, prêts pour la cuisson.

N’ayant pas la tufeja, j’ai utilisé mon vieux pot en céramique des Pouilles, proud tradition. On commence avec les haricots qu’iront tout au fond…

Puis suivra la base de lard, oignon et céleri, passés à la poêle avec un peu d’huile extra vierge d’olive…

Ensuite les pieds de cochon et les prejivi

L’oignon avec le clou de girofle…

… et de l’eau froide à couvrir le tout. Ajoutez aussi une poignée de gros sel et du persil haché.

Allumez le four à 160°, et avant de mettre le pot à son intérieur, scellez-le avec de la pâte à pizza (mélange de farine, eau et sel), ou bien, avec une feuille de papier aluminium, ça ira plus vite.

Une fois la cuisson terminée – moi j’ai laissé mijoter 4 heures et demi – ouvrez le pot, mettez de côté l’oignon, les prejivi (sans la ficelle), les pieds…

…et remplissez un bol fumant de haricots, plus les autres ingrédients au choix. Après un tel repas, vous aurez oublié même les impôts !

Bien sûr pour tenir pendant les jours de bataille il faut aussi boire un bon verre de vin rouge. Le Piémont n’a pas sa réputation à faire, le choix est vaste. Mais pour sortir des sentiers battus, je vous propose un cépage autochtone à baies noires, cultivé déjà au XVIII siècle entre Novara, Vercelli et Biella, la Vespolina.

Ingrédients pour 4 personnes : 350 g. de haricots (borlotti ou cannellini), deux pieds de cochon, environ 100 g. de couenne, un morceau de lard, une branche de céleri, un oignon moyen, un autre oignon pour le clou de girofle, deux gousses d’ail, gros sel, poivre, aromates en tout genre.

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