Blé, vigne, oliviers, les Pouilles sont une terre agricole aujourd’hui quadrillée comme un damier. Mais avant l’avènement des engins mécaniques, il en était autrement. Quand le paysan n’avait qu’une bêche, le travail aux champs demandait beaucoup de sueur, le temps pour se nourrir était limité et la matière première souvent très pauvre. Mais la nature pour une fois fut généreuse et donna aux Pugliesi fèves et chicorée (de Catalogne, pour les français).
Les premières sont des plantes légumineuses, composées d’eau à 80 %, de carbohydrates (12 %) et de protéines (5 %); elles sont très riches en vitamines, en dopamine et en fibres.
La seconde est presque une plante miracle. On peut la manger soit crue que cuite, et on utilise soit les feuilles que les petite pointes dures, cachées à l’intérieur.
MAIS…chez nous, on utilise aussi une plante de la famille du chou-fleur. Dans la zone de Bari il y a une variante, appelée cima di cola. Elle aussi est riche en sels minéraux et en vitamines, et fut utilisées dans des dizaines de préparations médicinales depuis l’Antiquité.
Et quand on trouve pas le chou-fleur…son digne substitut est la rapa (brocoli-rave, de la même famille que le navet), dont on utilise les feuilles, appelées chez nous cime di rapa. Comme quoi si on veut manger léger, il n’y que l’embarras du choix !
Mais revenons aux fèves. Hélas, les pauvres ont été décriées longtemps, malgré leurs qualités. Dans la Grande Grèce du VIe siècle avant J.C., les pythagoriciens s’opposèrent farouchement à leur consommation. On a pensé tout d’abord que c’était pour des raisons médicales. La ville de Crotone en Calabre, où la secte avait ses racines, aurait présenté un taux élevé de personnes avec un « déficit en glucose 6 phospate déshydrogénase », autrement dit « favisme ». Mais ce sont des raisons religieuses qui semblent plutôt expliquer leur rejet. Pythagore et ses disciples croyaient que la tige de la plante, privée des noeuds, permettait la remontée des morts de sous-terre. Les fèves, considérées elles aussi comme des sortes de spectres, donnait lieu à une fécondité déréglée (une seule gousse contient plusieurs grains). Un tabou à la fois alimentaire et sexuel donc, décortiqué – pour ainsi dire – grâce aux ouvrages de savants comme Claude Lévi-Strauss (dans Pythagore en Amérique et La Pensée sauvage, entre autre).
Et ce n’est pas fini. A Rome, lors de la fête des Lémuries (les esprits des morts) entre le 9 et le 13 mai, le pater familias devait jeter derrière lui des fèves noires, neuf fois, en récitant des formules propitiatoires. Et Saint Jérôme au IVe siècle interdisait aux nonnes les fèves soutenant que « in partibus genitalibus titillationes producent » (elles produisent des stimuli aux parties génitales)… Fort heureusement toutes ces spéculations n’ont jamais touché les paysans des Pouilles. La faim l’importa sur les interdits, même si les jeux de mots populaires à connotation sexuelle sur les fèves (autant que sur les marrons, les haricots, les figues et que sais-je encore) sont toujours bien vivants dans la culture populaire.
Rien de tout ça pour chicorée, chou-fleur ou navet, mais les variantes italiennes (et surtout des Pouilles) sont difficiles à trouver, du moins dans le nord de la France. Autrefois, Paris était connue pour la culture de la barbe de capucin, une forme de chicorée sauvage. Personnellement n’en ai jamais vu. Mais dernièrement j’ai trouvé finalement des cime di rapa dans un primeur qui les vendaient comme de l’or…
Pour les fèves, vous pouvez soit les faire tremper pendant toute une nuit, soit, comme moi, utiliser celles déjà séchées et décortiquées. Il suffira de les mettre dans de l’eau bouillante une quarantaine de minutes avec un oignon et deux ou trois pommes de terres épluchées et coupées en morceaux (les pommes de terre serviront de liant dans la purée de fèves). Entre temps, vous pourrez aisément laver les cime et les couper en morceaux, avant de les mettre elles aussi dans une casserole d’eau bouillante, avec une branche de céleri (j’aime le mélange des genres).
Une fois les fèves, les pommes de terre et l’oignon égouttés, il faudra les écraser (dans un bol) à l’aide d’une cuillère en bois en versant de l’huile extra vierge d’olive, avant de les passer dans le moulin à légumes (vous pouvez aussi ajouter un petit piment rouge pour relever le goût et quelques pincées de sel).
Egouttez aussi la cicoria (une fois qu’elle sera tendre) ou le substitut, et posez-la dans une assiette avec la purée de fèves. Ajoutez une frisella (le pain sec des paysans) mouillée avec un peu d’eau, versez encore de l’huile crue, et savourez le résultat. Pour un plat très simple comme celui-ci, je vous propose un Salice Salentino Bianco, vin produit à partir d’au moins 70 % de Chardonnay, typique des terres situées entre Brindisi et Lecce. Goûtez-le froid, et songez au soleil de Pouilles…
Ingrédients pour 4 personnes :
450 gr. des fèves sèches décortiquées
1,2 kg. de chicorée catalogne (puntarelle)
3 pommes de terres
Sel, piment rouge
Huile extra vierge d’olive (des Pouilles, comme le vin)
De la chicorée importée d’Italie, trouvée sur les étals d’un primeur de fruits et légumes (vous savez, quand on est dans un quartier de bobos…).