Les touristes, en Italie, on connaît. Pour eux, visiter le bel paese c’est un peu un plongeon dans l’exotisme, l’aventure, le romantisme, les émotions fortes. Mais, en Sicile, ils deviennent des caricatures d’eux-mêmes, des sortes d’idiosyncrasies, un zeste ridicules. Ils sont à la foire : peut-être à cause de l’image de la Sicile qu’ils ont en tête, sorte de création onirique due à des décennies de films, de livres, de récits…Peut-être aussi à cause des bruits, des odeurs, de la lumière, des murs qui transpirent l’histoire, des cheveux noirs des Siciliens et de la chaleur, enfin. « Ce climat, écrivait Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard, qui nous inflige six mois de fièvre à 40 degrés…six fois trente jours de soleil vertical sur nos têtes, cet été long et sombre comme un hiver russe, encore plus dur à supporter ».
Mais pour approcher l’âme sicilienne, et ne pas en rester aux images d’Epinal, le plus simple est encore de goûter sa cuisine. Et à Palerme, le mieux c’est le spincione (ou sfincione, cela dépend des quartiers). C’est l’un des fleurons du street food (nourriture de rue) de la ville, un mélange entre le pain et la pizza, très moelleux. Son nom en patois signifierait ‘la grosse éponge’, du grec ancien σπογγία (spongía). Sa pâte est en effet épaisse et spongieuse. Chose rarissime en Sicile, le spincione est assaisonné avec assez peu d’huile extra vierge d’olive, et présente une garniture très compacte, à base de fromages caciocavallo et pecorino râpé, de filets d’anchois, d’oignons et de sauce tomate, de chapelure, et d’origan. Ou, pour simplifier à la façon des vendeurs, « Scairsu r’uogghiu e chinu i pruvulazzu » (littéralement, « pas beaucoup d’huile et beaucoup de garniture »).
Le succès de cette recette réside dans la pâte, et j’ai un ingrédient secret qui pourrait bien m’aider y parvenir : le levain naturel (ou levain-chef). En italien, on l’appelle li.co.li., c’est-à-dire levure en culture liquide. Vers 10 h du matin, j’ai donc pratiqué l’autolyse (en italien biga, ou poolish en anglais), en mélangeant doucement entre elles de l’eau, de la farine T 55 (tamisée) et de la levure. Cette action déclenche une modification biologique qui améliore l’élasticité et la texture de la pâte, et facilite son pétrissage.
A la fin de l’opération, j’ai laissé reposer l’ensemble dans un bol en verre, recouvert d’un film plastique à température ambiante, pendant 4 heures (mais on pourrait le laisser aussi 6, voire 8 heures).
Le moment venu, j’ai mélangé encore de la farine T55 (tamisée) avec de la farine de semoule de blé dur (on la trouve dans les magasins bio), avant de…
…mettre dans le robot le produit de l’autolyse, avec une cuillère d’huile d’olive, et une de miel.
J’ai ajouté ensuite l’eau (un peu à la fois), et les farines. Et à la fin, quelques grammes de sel. J’ai laissé donc le robot pétrir, jusqu’à obtenir une pâte homogène.
Pâte que j’ai ensuite façonnée, en faisant des plis vers l’intérieur (de chaque côté), pour y stocker de l’air.
A la fin, il faut obtenir une jolie boule, qu’on laisse lever pendant deux heures dans un saladier en verre recouvert d’un film plastique, et un peu de semoule sur le fond. Le tout, dans le four éteint (mais avec la lumière allumée pour donner un minimum de chaleur).
Une fois ce délais écoulé, on étale la pâte pour créer un rectangle, avant de faire à nouveau de plis sur la longueur. D’abord d’un côté……puis de l’autre…
Et ensuite sur elle même. On la repose à nouveau dans le saladier, et c’est réparti pour encore une heure de levée (toujours dans le four).
Pour la garniture, il faut éplucher et couper finement les oignons (qu’on aura laissé tremper d’abord dans de l’eau froide pendant une heure).
Puis on met les oignons à chauffer avec un peu d’huile d’olives dans un faitout. Quand ils sont bien dorés, on les recouvre d’eau. Ensuite, il faut se montrer patient, car ils mettront un bon moment pour l’absorber.
Revenons sur nos pas. Sortez la pâte du four; façonnez-la à nouveau comme une boule, et mettez-la dans le réfrigérateur pendant deux heures.
Mettez les tomates pelées dans un bol, et écrasez-les à l’aide d’une cuillère en bois.
Quand les oignons auront absorbé l’eau presque entièrement, ajoutez-y la sauce tomate, sel et poivre, et laissez cuire pendant un quart d’heure environ, voire plus. La sauce devra être ‘tirata‘, bien réduite.
Entre temps, préparez les filets d’anchois, la chapelure de pain torréfiée dans l’huile, râpez le pecorino, et coupez en petits dés le fromage de vache caciocavallo (à Palermo il y a la variété locale, le Godrano, à la caractéristique forme en lingots), ou à la limite de la scamorza.
Sortez la pâte, et étalez-la avec les doigts sur le plaque de cuisson, précédemment huilée.
Mettez un peu d’huile sur la pâte, et commencez à garnir. D’abord le pecorino, ensuite le caciocavallo…
…les filets d’anchois, coupés à la main…
La chapelure torréfiée…et l’origan. Mettez la plaque dans le four, préchauffé à 200°C, et laissez cuire entre 30 et 40 minutes. Histoire de donner le temps au spincione de bien gonfler. Sortez le spincione du four, parsemez-le encore avec un peu d’origan et quelques gouttes d’huile.
Vous connaissez la suite, j’imagine…
Pour accompagner ce délice, pour une fois je ne conseille pas du vin, mais une boisson plus typique et désaltérante, le Zammù. A l’origine (peut-être pendant la domination arabe) c’était un mélange d’eau froide et d’alcool de sureau – sambuco en italien, d’où la probable déformation dialectale du nom. Mais depuis le XIXème siècle, il en existe une nouvelle version, à base d’eau glacée et d’alcool d’anis étoilé. La tradition palermitaine veut qu’on le déguste avec un grain de café (la mouche) au fond du verre.
Ingrédients :
pour le poolish =
120 gr. de farine T55; 120 gr. de levain mère; 160 ml d’eau
pour la pâte = 400 gr. de farine T55; 100 gr. de semoule de blé dur, 210 ml d’eau, 15 gr. de sel, 1 cuillère de miel, 1 cuillère d’huile extra vierge d’olive
pour la garniture =
500 gr. des tomates pelées; 5 oignons blancs (ou dorés); 120 gr. de fromage caciocavallo (voire scamorza, ou provola); 70 gr. de pecorino; 100 gr. de chapelure, 40 gr. de filets d’anchois, origan, sel, poivre, huile extra vierge d’olive