Il faut bien l’avouer, les Italiens seraient un bon sujet de psychanalyse. Quand les étrangers se moquent d’eux, ils se sentent apparemment vexés, mais en réalité ils adorent se soumettre aux modes, aux goûts, aux coutumes, au langage venus d’ailleurs et ne cessent d’ignorer leurs racines historiques et culturelles ou de colporter des contre-vérités. La question n’est pas anodine : elle est le symptôme d’un dangereux provincialisme, qui fait douter de sa propre identité et qui jongle facilement entre xénophilie et nationalisme xénophobe.
En voici un exemple concret. Pour bien comprendre le contexte, plongeons-nous dans le Salento, le « talon de la botte italienne », sous-région méridionale des Pouilles, comprise entre les provinces de Brindisi, Lecce et Tarente. Une terre entourée par la mer, d’où son nom latin, selon le grammairien romain Verrius Flaccus (De Verborum Significatione, Lib. XVII), très renfermée sur elle même, soumise au contrôle de la Sacra Corona Unita (la pègre locale), aux voies de communication peu nombreuses et mal entretenues, où vignes et oliveraies s’étendent à perte de vue, et où le dialecte local prend souvent la place de l’italien (et je ne vous parle même pas de la connaissance d’autres langues).
Lorsque je me rendais avec mes parents dans cette sorte de terra incognita, j’étais souvent pris par un Allemand à cause de mes cheveux blonds et de mes yeux bleus, et l’accent différent n’arrangeait pas les choses…mais la beauté des lieux l’emportait sur tout le reste. Un en particulier jouissait de mes faveurs : Gallipoli (Καλλίπολις, Kallípolis, la « belle ville » en grec ancien), patrie de la recette dont je vous parlerais tout à l’heure. Bâtie sur une petite île calcaire à quelques dizaines de mètres de la terre ferme, pelotonnée dans un dédale de ruelles étroites et entourée des murailles, abritant des maisons blanchies à la chaux craquelée sous le soleil de plomb, étouffée par une température avoisinant les 35°C, j’adorais son vieux port où l’on pouvait déguster sur le pouce oursins et petits poulpes crus…on aurait pu se croire dans un lieu imaginaire, perdu entre l’Espagne des hidalgos et la Grèce byzantine.
Quarante ans plus tard, les choses ont un peu évolué, quoique pas toujours dans le sens espéré. L’attention capricieuse des politiciens de droite et de gauche pour ses eaux turquoises a attiré les gros bateaux de plaisance dans un endroit privé des réelles infrastructures, et un tourisme de masse qui a bétonné ses côtes pour héberger (souvent au noir, même dans des garages) les hordes de population en tongs et crème solaire, en quête de sensations fortes et plages accueillantes.
Mais comme souvent le cas, la cuisine traditionnelle a survécu à cette invasion. C’est le cas du scapece gallipolino, plat typique des fêtes patronales, à base de petits poissons gras (sardines, anchois), et de perciformes comme les bogues, panés dans la farine T 45, frits entiers dans l’huile extra vierge d’olive et ensuite marinés dans un récipient en bois avec du vinaigre de vin blanc mélangé à de la mie de pain (ou chapelure), du safran et d’autres aromates telles que la menthe, la sauge, le persil, le thym, et sel, poivre…
Je sais, vous pensez que c’est simplement l’une des variantes de la recette de l’escabèche, marinade connue du Maroc à la France et à la Turquie. Peut-être avez-vous lu que ce mot proviendrait du catalan escabetx, lui-même issu du persan سکباج sikbâj, « ragoût de viande au vinaigre », via l’arabe, arrivé jusqu’en Amérique du Sud grâce aux Espagnols.



Ou encore en Sardaigne (scabecciu de mulets à la sauce tomate), dans les Abruzzes à base de pesce palombo (émissole lisse, un petit requin), dans le Molise (scapece de Campobasso à la farine de maïs), et dans les Pouilles (anguille à la scapece, typique de la zone de Bari et Foggia).
Par exemple l’empereur romain germanique Frédéric II Hohenstaufen, teuton de sang mais italien de naissance et culture, avait l’habitude de commander à son chef cuisinier de lui préparer les meilleurs poissons du lac (saumâtre) de Lesina dans les Pouilles pour réaliser une « aschipescia » à base d’anchois, d’aubergines, d’huile d’olives, de menthe, de vinaigre, de sel et de poivre. Donc aux alentours de 1240, c’est à dire bien 200 ans avant l’arrivée des Espagnols (ou Catalans, comme vous préférez) dans le Sud de l’Italie, le scapece de Gallipoli était déjà une réalité !
Bien sûr, si vous l’achetez à Gallipoli, on vous donnera la version brève de l’histoire et on vous dira que ce plat est issu de la tradition arabo-catalane. Je vous l’ai dit : les Italiens préfèrent ce qui vient d’ailleurs.
Ne sourcillez pas, et apprenez plutôt à réaliser cette recette dans les règles de l’art.
D’abord, bien évidemment, il s’agit de laver à l’eau courante les petits poissons en question.
Il faut aussi mettre de côté les aromates: moi j’avais sous la main de la menthe fraîche, de la sauge, du persil, du thym…
Mais avant toute autre choses, il faut tamiser de la farine T45. Avec elle, on panera les poissons (entiers, tête et arrête comprises). Après quoi, on pourra les frire dans de l’huile extra vierge d’olive.
A fur et mesure qu’ils seront prêts, il faudra les poser sur du sopalin, saler et poivrer, une couche après l’autre, pour qu’ils puissent refroidir.

Ensuite, j’ai mélangé la chapelure de pain avec les aromates. A Gallipoli, on utilise un instrument (crattacasa) similaire à une grosse râpe à fromage, sur lequel on frotte la mie d’une miche de pain jusqu’à remplir un seau en bois.
La chapelure, très parfumée, est d’abord versée dans le vinaigre…
…et puis mélangée avec une cuillère, en essayant de ne pas trop la faire coller.
Le reste est simple. Dans un bocal en verre, on dépose une couche de chapelure, et une couche de poissons.
…jusqu’à remplir la totalité du bocal.
Laissez mariner le scapece deux, voire trois jours, et puis savourez-le froid, tout seul ou à la limite en compagnie d’une mozzarella, pour mieux saisir le parfum des différents ingrédients…
Pour accompagner ce plat, je propose un vin blanc de la zone de Castel del Monte en province de Bari, à base du cépage Bombino, originaire des Pouilles et cultivé sur toute la côte adriatique de la péninsule.
Ingrédients pour 4 personnes :
800 g. de poisson gras ou similaires, trois sachets de safran, 800 cl de vinaigre de vin blanc (même balsamique), 600 g. de mie de pain à râper (ou de chapelure), 50 g. d’aromates (menthe, sauge, thym, persil, romarin, ecc.), farine T45 pour paner, huile extra vierge pour frire, sel, poivre