Je parle souvent de plats italiens à l’histoire oubliée, exportés et « révisités » dans le monde entier. Et bien, cette fois voici une recette sicilienne, mieux encore, exclusivement de Trapani et sa province, mais dont l’origine est très loin de l’île dans le temps et l’espace : le couscous aux poissons ! Deux mots s’imposent sur la ville en question, située sur la côte à l’extrême sud-ouest, la plus proche de l’Afrique. Née entre deux eaux, Trapani incarne, tout au long de son histoire, le concept de dualisme, doctrine selon laquelle deux réalités, régies par des principes différents ou antagonistes, coexistent de façon indépendante…
Trapani a été un haut-lieu de brassage des cultures dans l’Antiquité, mais aussi un champ de batailles sanglantes. Elle figurait parmi les ports les plus puissants de la Méditerranée au Moyen Age, de même que Venise ou Gênes, mais n’a jamais été aussi célèbre qu’elles. Elle fut touchée par la grâce, en 1535, lorsque Charles V la désigna « clef du royaume » et lui octroya un Sénat notamment autorisé à attribuer des diplômes universitaires dans plusieurs disciplines. Mais elle fut soudainement meurtrie au XVIIème siècle par la peste, les pirates et la famine, fléaux récurrents pendant encore deux cents ans. Très dynamique après la première guerre mondiale, elle était néanmoins rongée par la mafia, à un tel point que Mussolini même, en 1924, envoya sur place un préfet avec pouvoirs spéciaux pour démêler (sans succès) le problème. Détruite entièrement à la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1946 elle vota à l’unanimité pour la monarchie, tandis que sa province – seule dans toute la Sicile – choisit la République. Et le seul gagnant au bout du compte fut la mafia. Hier comme aujourd’hui. Ses paradoxes continuent de l’habiter. Ses eaux et son archipel – les Égades – sont parmi les plus prisés par les touristes du monde entier, mais en 2017 elle a été classée bonne dernière en Italie pour la qualité de vie qu’elle offre…Bref, vous l’aurez compris, à Trapani, la vie jongle constamment entre ombre et lumière. De ce fait, ses habitants ont appris à s’adapter à toute circonstance, pour survivre. Leur cuisine aussi, cela va de soi, est bien plus pauvre que celle d’autres coins d’Italie, quoi que excellente. Et puisqu’elle est en symbiose avec la mer, une grande partie de ses recettes est à base de poisson. Ce qui nous amène à l’autre sujet principal de l’article : le couscous ! Les marins et marchands de coraux de Trapani furent les seuls, avec ceux de Carloforte en Sardaigne (qui toutefois le cuisinent avec des légumes), à adopter ce plat jadis inconnu dans le reste d’Europe, bien avant le début de la moderne immigration nord africaine. Même l’Espagne, qui pourtant a été un territoire arabe pendant sept cent ans, n’a rien gardé de ce genre dans sa mémoire culinaire.
Il faut dire que l’Islam aussi a mis du temps pour intégrer ce plat (à l’origine mélangé seulement avec de la viande). Plusieurs indices portent à croire que la pratique de faire bouillir des graines dans du bouillon à l’intérieur d’une casserole trouée, soit une trouvaille née quelque part dans l’Afrique de l’Ouest sub-saharienne, avant le Xème siècle de notre ère, au sein de la culture nomade berbère, qui l’appelait, suivant les régions, kseksu ou seksu (nourriture, ou bien moulu, roulée), d’où le kuskus, kuskusūn en arabe d’Afrique du Nord, puis « couscous » en français.
Les Siciliens, qui l’appellent cùscusu, suivent l’exemple tunisien et le mélangent avec du poisson. Depuis 1998, ils ont même créé un festival du couscous à San Vito lo Capo. Cette importante station balnéaire, à 36 km de Trapani, accueille une sorte de championnat international de couscous, où des chef renommés de toute la Méditerranée se font en quatre pour vous faire lécher les babines.Mais revenons à nos mout…poissons. La recette, comme c’est souvent le cas, se prête à des nombreuses variantes. J’ai essayé de respecter les règles de base, en faisant tout de même avec les moyens du bord (lorsqu’on est à Paris…). J’ai donc opté pour un bar et un grondin grattés et vidés, et des filets de rascasse (je n’aurais pas été capable de la nettoyer tout seul). J’aurais pu – s’il y en avait eu – utiliser de la dorade, du pagre et des éperlans, voire des rougets barbets. Pour les accompagner, j’ai ajouté des palourdes et des langoustines (des moules et des crevettes peuvent faire l’affaire).
Première étape : faites tremper les palourdes dans de l’eau froide avec un peu de gros sel, pendant une heure.
Entre temps, nettoyez les langoustines. Les carapaces et les têtes iront dans le bouillon, tandis que la chair (sans le filet noir, leur foie) et les pinces seront mises de côté.
Le bouillon doit être composé d’un litre d’eau et un dl de vin blanc, une carotte, un piment, quelques feuilles de laurier, un oignon, du cèleri, des grains de poivre, des restes des crustacés susnommée, et de têtes et queues des poissons (tachez d’avoir des bons couteaux ou une hachette pour sectionner correctement les parties en question. Autrement, c’est un peu la galère…). Une fois porté à ébullition, le bouillon devra cuire pendant quarante minutes à feu doux.
Entre temps, on pourra se dédier à la préparation de la semoule. Il convient d’utiliser un plat large et bas (la mafaradda en patois de Trapani), dans lequel les graines doivent reposer un quart d’heure avec de l’eau, de l’huile extra vierge d’olive et une poignée de sel fin. Il faut ensuite les ‘ncucciari (manipuler) pour créer des minuscules boules, les passer dans un plat plus petit (le lemmo) et dans différents tamis, avant de les faire sécher sur une nappe, pendant trois heures…Hélas, je manquais de temps et d’envie. Raisons pour lesquelles j’ai abrégé les étapes et les tamis. Allez, j’avoue : j’ai eu recours à de la semoule pré cuite. Je sais, ça n’a pas le même goût, mais que voulez-vous…
En revanche, j’ai bien fait les choses pour la sauce. Il faut d’abord faire dorer un oignon et une gousse d’ail, émincés, dans de l’huile extra vierge d’olive. On y ajoute ensuite un demi verre de vin blanc sec, et quand il sera évaporé, un peu de concentré et une boîte entière de pulpe de tomates.
On continuera avec de la cannelle râpée…
…et avec des amandes salées (siciliennes, pas américaines ! ) passées au robot mixer.
Et ce n’est pas fini ! Il faudra encore ajouter le safran dilué dans un peu d’eau tiède…Après une vingtaine de minutes, vous devrez ôter les poissons (et les garder au chaud), faute de quoi ils pourraient se déliter.
Mais ne soyez pas pressés. Les langoustines de toue à l’heure, rapidement sautées dans du rhum et de l’huile, iront enrichir la sauce tomate…
…avec les palourdes, précédemment ouvertes dans une casserole avec du vin blanc, une gousse d’ail, de feuilles du laurier et un peu de poivre moulu, et finalement filtrées dans un tamis.
Le bouillon, désormais prêt, ira (filtré lui assi) allonger la sauce (mais pas trop), tandis que le couscous pourra être cuit soit dans une couscoussière (il existe aussi un modèle sicilien) pendant trois quarts d’heure, soit plus rapidement, comme je l’ai fait moi-même.
Le résultat final ne changera pas. Dans l’assiette, bien chauds, on aura le couscous, les poissons, les palourdes et les langoustines, bien arrosées de sauce tomate. Un plat unique, mais copieux, léger, et surtout économique.
Si le plat vient d’Afrique, le vin qui va avec a ses lointaines origines dans la Grèce classique, mais depuis il a fait souche dans les terres de Marsala, à une trentaine de km de Trapani. Voici le cépage Grillo blanc A.O.C.,, très puissant.
Ingrédient pour 4 personnes :
300 g. de couscous pré-cuit, 1 dorade 400 g., 1 grondin 250 g., 1 rascasse 350 g., langoustines 500 g., palourdes 500 g., 300 de pulpe de tomates et un peu de concentré; 50 g. d’amandes salées, un sachet de safran, deux oignons, 1 cèleri, deux gousse d’ail, quelques feuilles de laurier;1 bâton de cannelle, 1 piment rouge ou du paprika, du poivre à moudre, gros sel, sel fin, huile extra vierge d’olive
Bonjour Monsieur, je suis arrivé par hasard sur votre site et ai découvert cette curiosité historique et culinaire qu’est le couscous à la Trapanèse. Aussi, je serai intéressé si vous aviez d’autres recettes italiennes dont les origines sont soient d’Afrique du Nord ( Numidie) ou du Moyen Orient, la Méditérranée étant un immense creuset de differentes cultures. Par avance, je vous remercie. Bien à vous. Daniel Benoit
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Bonjour, Monsieur. Ecoutez, l’argument, comme vous l’imaginez bien, est très large, et sujet à interprétations. Cela dit, je crois pouvoir affirmer que les recettes suivantes (présentes ici sur le blog) rentrent bien dans les paramètres qui vous intéressent : Mondeghili milanesi (Lombardie), Cascà di Carloforte (Sardaigne), Arancine de riz (Sicile), et Sarde in saôr (Vénétie). Voilà, bonne dégustation. Antonio Prisco
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