Gênes est mondialement connue par son port, son histoire maritime, ses traditions culinaires qui sentent bon les embruns. Mais Gênes c’est aussi une terre terrienne, j’allais dire, où les collines arrivent quasiment sur le littoral, où le tissu urbain s’est développé dans les siècles de façon souvent arbitraire, grignotant chaque centimètre disponible, surtout dans la vieille ville, où les ruelles (appelées carrogi et creuze) ne mesurent parfois que quelques dizaines de centimètres de large.
Dans ces rues sombres, qui me donnent à moi méridional l’impression d’étouffer, le port semble loin, des yeux comme du palet. La cuisine populaire a oublié le poisson et les fruits de la mer, mets malgré tout bourgeois, et a façonné un plat devenu iconique à base de restes. Tellement ancré dans l’esprit des Ligures, qu’il est célébré dans une chanson de Fabrizio De André, l’un des Génois les plus célèbres (désolé mais le texte est en patois, trop difficile à traduire). Le plat en question est la cima (littéralement le sommet, a çimma en patois).
C’est un exemple classique de cuisine réalisée avec les bas morceaux de viande, par les femmes d’antan, pour proposer un plat de fête sans dilapider les minces ressources de la maisonnée. Le plat était constitué de pointe de poitrine de veau, cousue comme une poche et rempli avec, outre l’extérieur de rond (la cuisse) de veau, des ris, de la moelle épinière, de la cervelle, des testicules et même un morceau de pis de vache. Le tout, mélangé avec du parmesan râpé, des blettes, des petits pois, des carottes, un oeuf, de l’ail, des pignons, de la mie de pain, de l’huile extra vierge d’olive, du sel, du poivre, du persil et de la marjolaine !
Je parlerais du reste dans quelques instants, mais pour l’instant, je veux m’attarder sur ce dernier ingrédient. Pour les Ligures, il a une importance presque comparable à celle du basilic (utilisé dans le pesto); mais quand j’ai prononcé le nom à Paris, tous m’ont regardé comme un extraterrestre. Et pourtant la marjolaine (Origanum majorana) est une plante très proche de l’origan (Origanum vulgare). Même habitat (originaire du pourtour méditerranéen), mêmes utilisations en cuisine, comme aromate. Sauf que l’origan jouit des faveurs du grand public, tandis que l’autre…
Mais revenons à la recette. Puisque je ne me sentais pas de taille, j’ai opté pour une version light, sans abats, en gardant seulement le morceau de ronde. J’ai aussi fait coudre les côtés de la poitrine par mon boucher. La poche était donc prête à être remplie.
Première opération, hacher grossièrement la viande.
Deuxièmement, battre des oeufs dans un bol, en ajoutant une pincée de sel et de poivre.
Et puis y verser d’abord la viande…et ensuite des petits pois.
On continue avec du parmesan râpé…des pignons et de pistaches décortiqués (et bien sûr la marjolaine fraîche). Toujours en utilisant le fouet pour bien mélanger l’ensemble.
A présent il faut s’occuper des légumes qui donneront de la saveur au bouillon, dans lequel on cuira la cima. Voici donc un oignon, une branche de celeri, une carotte et du laurier (auxquels j’ai ajouté un cube végétal). Là aussi, la recette originale prévoit un morceau de tête de veau, de langue, de joue ou de queue, plus un os entier. Mais j’ai passé outre.
Pendant que l’eau chauffait, j’ai cousu avec de la ficelle blanche et une aiguille épaisse la moitié de la poche, en laissant une ouverture large comme mon poignet. Un conseil : utilisez un dé à coudre. Pousser une fine tige de métal avec le bout des doigts n’est jamais chose aisée, surtout quand il faut perforer la viande d’un veau…
Il est maintenant temps de remplir la poche. Mais attention, il ne faut le faire qu’à moitié car sinon elle risque d’éclater durant la cuisson dans le bouillon.
Voilà, la cima prête à l’emploi. Si la poche présente des fuites sur les côtés, causées peut-être par le couteau du boucher lors de la préparation, faites encore un point ici ou là.
Les mères de famille d’autrefois enveloppaient la cima dans une taie d’oreiller en lin, pour éviter les débordements. Moi j’ai fait plus court, en osant la cuisson sans linge. Vous verrez : au contact de l’eau salée et bouillante, la cima gonflera beaucoup en quelques secondes.
Au bout de deux – voire trois – heures de cuisson (selon les recettes et la taille de la poche), il suffira d’extraire la cima de l’eau, en gardant le bouillon (très savoureux) pour y faire cuire des pâtes. Quant à la cima, une fois refroidie, il faut l’envelopper dans du film alimentaire…
… la poser dans un plat aux bords relevés, l’écraser avec une planche en bois, et la laisser au réfrigérateur pendant quelques heures (ou une nuit entière) pour qu’elle puisse se compacter. Le moment venu, Il suffira de couper en deux la cima…
… et de la servir froide en tranches pas trop minces (l’öggiu, l’oeil, comme disent les Génois), avec de la mâche en garniture.
Pour accompagner ce met somme toute très délicat, la Ligurie a des excellentes productions, et l’arrière-pays de Gênes compte parmi les terroirs d’élections des grands cépages. Mais la prolifération du béton a réduit drastiquement les surfaces viticoles. Heureusement pour les amateurs de vin, les autres provinces ont encore de la marge. Je conseille donc une Granaccia Colline Savonesi, un rouge A.O.C. produit dans les environs de Savone. C’est un vin intéressant à plus d’un égard.
Il est d’origine espagnole (Alicante ou Grenada, d’où peut-être le nom), et il a été introduit au XVIIIème siècle par des familles de marchands. Il a ensuite évolué non seulement en Ligurie, mais aussi en France (au sud de la vallée du Rhône) et il a été croisé avec de la grenache noire à la moitié du XIXème siècle par M. Bouschet. Comme l’indique le nom du cépage, Alicante Bouschet,
Ingrédients pour 4 personnes :
Poitrine de veau désossée : 1 kg, extérieur de rond : 150 g., petits pois en bocal : 135 g., 4 oeufs, 40 g. de parmesan, 50 g. de pignons et pistaches, sel, poivre, marjolaine (vous pouvez rajouter des ingrédients à votre guise).
pour le bouillon : 1 litre d’eau, 1 cube végétal, 1 branche de céleri, 1 oignon, 1 carotte, du laurier.