
En ce début d’été, les médias français ont diffusé des alertes terrifiantes, concernant la chaleur torride qui stagnait sur tout le pays, avec des conseils avisés du style : « pensez à boire ! » D’accord, il est vrai qu’il a fait très chaud, mais à les entendre il ne manquait que des essaims de locustes et le ghibli chargé de sable du désert. Personnellement, pendant que je haletais derrière les persiennes fermées (puisque je suis old fashion, je n’ai pas de climatiseur polluant), j’ai eu le loisir de me souvenir de mes étés d’antan, lorsque j’habitais dans les Pouilles.

Là bas, la chaleur humide et étouffante débute à la moitié du mois de juin et perdure jusqu’à la fin du mois d’août, avec des moyennes de 30/35°C journalières. Pas de quoi donner envie de bouger. Encore moins de cuisiner. Pour ces occasions, l’un des plats traditionnels de Bari, qui fait guise de kit de survie, est la cialda, une sorte de salade froide, mélange de légumes frais et d’autres crudités. Son ancêtre est la cialledda (en patois, littéralement, le petit mélange), préparée différemment par les gens de l’arrière-pays.

Évidemment, tout le monde revendique « l’invention » de sa recette, et l’évoquer risque de déclencher des vengeances croisées à la Game of Thrones. De la province de Bari jusqu’à la province de Matera (dans la région mitoyenne de la Basilicate), en passant par celle de Tarente, les paysans qui labouraient les champs en plein cagnard, préparaient – pauvreté et instinct obligent – un plat unique avec les moyens du bord : un morceau de pain rassis (à ramollir dans l’eau avec une goutte de vinaigre blanc), des concombres, des oignons doux, des petites tomates, de l’origan (qu’on trouve à l’état sauvage dans les broussailles à la limite des champs), et de l’huile d’olive extra vierge. Un repas dérisoire, mais léger, riche en eau et en sels minéraux.

Quelques mot s’imposent sur les ingrédients utilisés. D’abord les concombres locaux, de la variété carosello ou barattiere, hybride spontané entre un concombre et un melon blanc, connu depuis le XVIIe siècle au moins grâce à l’Apprezzo, un document de la ville de Gravina, située sur le haut plateau karstique des Murge, à 60 km à l’ouest de Bari.

Deuxième ingrédient miracle : les oignons, qu’on peut manger crus. Cultivés et cueillis à la main dans les terres calcaires d’Acquaviva delle Fonti (toujours dans les Murge), à 30 km de Bari, elles sont très prisés par leur douceur (le taux de soufre est extrêmement réduit), et parce qu’ils sont rares : 200 quintaux par hectare et par an, 100 de moins par rapport à la moyenne nationale. Je me souviens encore de mon père, déjà âgé, bouger avec la rapidité d’un furet lorsqu’il les voyait sur les étales du marché, pour devancer la concurrence…

Et puis, l’or rouge des Pouilles : les tomates. Le seul ingrédient allogène à la recette, puisqu’elles sont arrivées au XIXe siècle dans les campagnes de la région. Mais les variétés comme les fiaschetto de Torre Guaceto (en province de Brindisi), rares produits de niche inconnus du grand public, font la différence.

Quant à l’huile, c’est un autre cadeau des Murge, production de la ville de Corato, tandis que le pain…J’en ai souvent fait maison (par moi-même), plus ou moins similaire à celui qu’on prépare avec de la semoule de blé moulue deux fois à Altamura, petite ville des Murge (cela va sans dire), véritable coffre-fort de la gastronomie régionale, et de Bari en particulier. Il peut durer facilement plus d’une semaine, et même sec, il reste savoureux.

Dernier élément, qui peut paraître anodin, le vinaigre. Tôt ou tard, il faudra que j’écrive un article sur le sujet. Pour l’instant, disons qu’on peut utiliser du vinaigre de vin blanc, ou de pommes, ou balsamique… La tradition d’aromatiser la nourriture et l’eau est une pratique qui remonte à la nuit de temps. L’eau de ruisseau ou de puits présentait toujours des impuretés, d’où l’utilisation de vinaigre pour rectifier son goût. Les légionnaires romains appelaient la potion posca, comme celle que Longin le centurion offra à boire au Christ sur la croix, en lui posant sur les lèvres une éponge pleine d’eau et de vinaigre…

Au total nous avons donc : du pain à moitié sec, un oignon (si vous n’avez pas celui d’Acquaviva, mettez-en un dans un bol d’eau froide, avec du bicarbonate alimentaire, pendant deux heures), de vrais concombres barattiere, de l’origan, et deux types de tomates au choix : des dattes (de Pachino en Sicile) et des rondes (de Provence). Plus du sel et du poivre, de l’huile et du vinaigre.

Ma cialledda (l’une des variations sur le thème, sans doute) prévoit un morceau de pain dans un plat avec un peu d’eau tiède, plus du vinaigre (blanc) et un peu d’origan.

En suite, ça va aller vite : il suffit d’y ajouter pêle-mêle tomates, concombres et oignons (égouttés). Plus sel, poivre, et huile (et encore de l’origan).

Et venons-en à la cialda de Bari. La ville, ancrée à la mer de façon viscerale, a ses propres traditions culinaires, jugées pas vraiment chrétiennes par les gens de l’intérieur (et pas que). Il suffit de voir le visage des touristes lorsque ils assistent pour la première fois à la préparation du poulpe, avalé cru par les locaux (et oui, on est bizarres). Elle décline cette recette à sa façon, et mélange les produits de la mer et ceux de la terre. Pour la première catégorie, on utilise du thon (frais, dans le meilleur des cas). Pour la deuxième, on utilise des pommes de terres, comme celles de Zaponeta, de la province de Foggia (cultivées dans des zones sablonneuses proches de la mer).

Il y a aussi ceux qui ajoutent des oeufs et des haricots verts. L’autre produit « terrien » d’excellence sont les olives noires, de la variété Termite de Bitetto (petite ville aux portes de Bari). Connues et cultivées au moins depuis l’époque normande au XIIe siècle, elles sont LES olives de la terre de Bari par antonomase.

Pour le reste, on a gardé tomates, concombres, oignons et origan, huile et vinaigre, en ajoutant quelques aromates comme la sauge, le basilic et le persil. Histoire de rendre l’ensemble encore plus parfumé.

Le reste est encore une fois, très simple. On fait d’abord cuire à l’eau les pommes de terre, et une fois qu’elles sont froides, on les met dans un grand saladier avec les autres ingrédients, pêle mêle.

L’utilisation du réfrigérateur permet d’ailleurs de garder le tout bien froid, ce qui était le but recherché pendant les journées de grande chaleur.

Je sais, quelqu’un pourrait bien objecter « quoi, tout ça pour une salade ? » Mais comme disait Leonardo da Vinci, « la simplicité est la sophistication suprême ». A priori tout le monde, en été, est capable de manger léger, mais regardez au tour de vous, et vous me direz…

Et pour donner une touche « historique » à la recette, j’ai revisité un minimum la posca, en mélangeant de l’eau avec non pas du vinaigre, mais du vin (rouge, toujours des Pouilles). Que voulez-vous, les traditions sont dures à mourir.
Ingrédients pour 4 personnes :
Cialledda/500 g. de pain de campagne rassis, 250 g. de petites tomates cerises, 100 g. d’oignon rouge, 250 g. de concombres, sel, poivre, origan, vinaigre blanc de vin, huile extra vierge d’olive.
Cialda/ 4 pommes de terre, 2 concombres, 1 oignon rouge, 100 g. de tomates cerise, 100 g. d’olives noires, 200 g. de thon frais, origan, sauge, basilic, persil, sel, poivre, vinaigre de vin blanc, huile extra vierge d’olive.