
Après trente ans d’absence, cet été, je suis retourné dans la région qui partage avec la Basilicate et les Pouilles le golfe de Tarente dans la mer ionienne. Je fais allusion à la Calabre, la pointe de la botte italienne, pour ainsi dire. Une langue de terre étroite (90 km) et longue (300 km), presque entièrement montagneuse et avec des sommets à 2000 mètres. Récemment, elle est devenue une destination touristique très populaire, même si elle reste malheureusement la région la plus pauvre d’Italie, avec actuellement près d’un demi-million de migrants partis en quête d’une meilleure vie, et 7 millions de personnes d’origine calabraise de seconde ou troisième génération, dispersées un peu partout dans le monde. Et pourtant…

Entre le VIIe et le VIe siècle avant J.-C., sur la côte nord-est de la Calabre prospérait une ville grecque nommée Sybaris, restée légendaire. À tel point que les sources parlent d’une population oscillant entre 100 000 et 300 000 habitants répartis sur 600 km², soit plus de deux fois la superficie de la ville d’Athènes à son apogée sous Périclès, trois fois celle de la Rome des rois. Et tout cela grâce à la fertilité extraordinaire de sa plaine, cultivée à l’époque comme aujourd’hui, malgré son envasement progressif (elle a d’ailleurs été assainie dans les années Trente et Soixante du siècle dernier).

Nostalgie d’un vieux rêveur ? Peut-être. Mais je peux vous garantir que la Calabre d’aujourd’hui est encore capable de faire face à ses problèmes en s’appuyant sur le même immuable atout, son environnement (physique et marin), qui permet d’obtenir des produits simples mais excellents, à « kilomètre zero » comment on dit de nos jours. Les mêmes produits (ou presque, quand on est à Paris) que ceux utilisés dans la recette d’aujourd’hui, le risotto à la bergamote et crevettes.
Commençons donc par parler du riz. Dans le hameau de Sibari (dans la province de Cosenza), il existe une production de riz remarquable, certes de niche par rapport aux géants nationaux, mais de haute qualité. Il était jusqu’à présent peu connu, car bien que cultivé ici depuis le milieu des années 1950, il était, jusqu’en 2006, entièrement destiné aux producteurs du nord de l’Italie.

650 hectares de terrain argileux, un sous-sol salin, une ventilation constante. Tels sont les éléments qui rendent ces terres idéales pour la culture du riz de la variété Carnaroli (et bien d’autres encore). D’un côté, le massif du Pollino, qui garantit une eau de source abondante et du vent, de l’autre, la mer, à seulement un kilomètre à vol d’oiseau. La combinaison du vent constant et du sel qui purifie l’eau minimise le risque d’infestation fongique. Sans compter les avantages d’une faible industrialisation, ce qui au final veut dire beaucoup moins de pollution…

Le deuxième ingrédient, fondamental et très particulier, est la bergamote, le véritable trésor caché de la Calabre. La bergamote est un hybride du cédrat (Citrus medica) et de l’orange amère (Citrus aurantium), dans lequel l’orange amère est le parent maternel et le cédrat le paternel. Voilà pour la science. Coté folklore, il existe beaucoup d’histoires invraisemblables sur l’origine de cet agrume, qui vont de la Turquie à l’Espagne ou que sais-je encore. Le bergamotier serait plutôt apparu dans le royaume de Naples, et plus précisément en Calabre, entre le XIVe et le XVIe siècle.

Les Calabrais furent les premiers à recueillir l’huile parfumée obtenue en pressant son écorce avec une éponge. Baptisée « Aqua Admirabilis », elle n’était alors utilisée que pour ses propriétés antiseptiques et antibactériennes. Et puis, en 1686, il y eut le tournant « globaliste » qui changea la donne. Le cuisinier sicilien Francesco Procopio dei Coltelli, mieux connu en France comme Procope, introduisit en France l’huile essentielle de bergamote, très appréciée à la Cour du roi Louis XIV, et un sorbet à la bergamote, que l’on pouvait déguster dans son restaurant, Le Procope, niché au cœur de Saint-Germain-des-Prés, à Paris (il y est encore).

L’histoire de la bergamote se poursuit au XVIIIe siècle, à travers deux apothicaires piémontais, Gianmaria Farina et Gianpaolo Feminis, qui en Allemagne inventèrent et commercialisèrent la célèbre eau de Cologne, un mélange, dans de l’eau-de-vie, d’un hydrolat de plantes avec une base d’huile de bergamote. Dans les années 1740, à la faveur de la guerre de Succession de Pologne, les officiers de l’armée française qu’y avaient participé, en rentrant au bercail popularisèrent le parfum. L’uniforme a son charme, mais dans une société qui ne connaissait ni l’eau courante ni la soude industrielle et la saponification, deux gouttes d’huile de bergamote pouvaient faire toute la différence dans les relations sociales…

Et la Calabre, entretemps? Comme beaucoup d’autres choses inventées et produites dans le royaume des Bourbons de Naples, la bergamote tomba quelque peu dans l’oubli dans l’Italie post-unitaire. Encore plus dans l’Italie d’après la Seconde guerre mondiale. Pendant les années 1950-60, les arômes de synthèse confinèrent la bergamote, moins rentable, dans l’espace familial. On abandonna alors des milliers d’hectares sur lesquels fut coulé le béton des routes de l’exode rural et de la spéculation immobilière anarchique.

Puis, dans les année 1980, le coup – presque – mortel. Le bergaptène, molécule photosensibilisante à base de bergamote non traitée, incorporée dans les produits cosmétiques et les crèmes solaires, fut accusée par des scientifiques d’être à l’origine d’une croissance exponentielle des cancers de la peau et des taches de soleil. La législation européenne fit le reste, jusqu’à ce que son innocuité ne soit finalement prouvée…

La renaissance de la bergamote, bien que très récente, témoigne néanmoins d’une résilience hors du commun. Plus de 90 % de la production mondiale de bergamote s’étend le long d’une étroite bande côtière, dans la province de Reggio de Calabre, sur une superficie d’environ 1 500 hectares, pour une production annuelle de 20 000 tonnes de fruits. Plus de 200 kg de bergamote sont nécessaires pour extraire 1 litre d’huile que les grands parfumeurs s’arrachent ensuite à près de 200 euros. La valeur d’un hectare de bergamotier a plus que doublé au cours de la dernière décennie pour s’établir à 80.000 euros. L’« or vert » de Calabre est désormais la base d’environ 80 % des recettes de parfums, mais également présent dans le thé Earl Grey, et bien d’autre produits… La bergamote est partout : dans des boissons gazeuses, en sorbet, sans parler du miel de bergamote !
Et si cela ne vous suffit pas, sachez que des études menées par le département de chimie de l’Université de Calabre en 2009, confirmées récemment par celle de Parme, ont démontré les vertus médicales de la bergamote. Elle regorge de vitamine C et de flavonoïdes qui en font un excellent anticholestérol, antidiabétique et antistress.

Passons maintenant au troisième ingrédient de la recette : les crevettes violettes de la mer ionienne. L’Aristeus Antennatus peuple les fonds marins entre 300 et 1500 mètres de profondeur. La taille de la crevette violette est d’environ 10 à 15 centimètres, mais les femelles peuvent dépasser 20 centimètres de longueur. Elle se distingue de la crevette rouge (ou rose) par sa couleur violet-bleuâtre, ainsi que par sa taille. C’est l’astaxanthine, un pigment violet qui la colore.
Cette crevette est généralement traitée dans une cellule de refroidissement rapide directement à bord des bateaux de pêche. Mais sa qualité augmente lorsqu’elle n’est pas congelée à bord, mais pêchée la nuit et vendue tôt le matin (comme le savent très bien les gens qui vivent au bord de la mer), à des prix qui peuvent vite grimper. Il va de soi que la meilleure façon de la déguster est crue (après avoir retiré le filament noir présent sur le dos), son abdomen charnu libérant une saveur délicate et savoureuse…

Enfin passons en cuisine. Pour exorciser le manque de soleil et de mer qui me gagne en automne lorsque je suis à Paris, je me suis lancé dans la réalisation de la recette calabraise, avec les moyens à disposition. Voilà donc des jolies (grosses) crevettes sauvages de l’Atlantique du Nord (pêche française), qui feront l’affaire. Généralement, les crevettes en France sont vendues déjà pré-cuits (à bord des bateaux), ce qui explique leur couleur.

Pour respecter la recette, qui prévoit un battuto (tartare) de crevettes, j’ai d’abord lavé les crustacés sous l’eau courante, puis je les ai décortiqués. Attention, il ne faut pas jeter les carapaces et les têtes, elles seront utilisées pour la sauce. Quant aux bestioles, ainsi dénudées, elles ont été posées sur une double feuille de papier sulfurisés. L’idée est de les recouvrir avec l’une des moitiés du papier, et de les aplatir doucement avec un attendrisseur.

Pour leur donner plus de caractère, j’ai ajouté une gousse d’ail émincée, et j’ai râpé le zeste d’un citron (bio, non traité) directement dessus. Ensuite, je les ai laissées reposer au réfrigérateur pendant une heure.

En ce qui concerne la bergamote bien nommée, j’ai eu le plaisir d’en trouver à Paris, en provenance de Calabre, où les fruits sont récoltés entre novembre et mars.

La première étape consiste à éplucher délicatement les bergamotes, en gardant seulement la couche externe sans la partie blanche. Ensuite, on fait réchauffer une quantité d’eau (3 fois le poids du riz prévu) dans une casserole. Dès qu’elle arrive à ébullition, on y ajoute les écorces, qui doivent infuser à couvert pendant 5 minutes.

Ensuite, après avoir retiré les écorces, on fait dissoudre dans l’infusion 15 grammes de sel fin (environ une cuillère à soupe).

Revenons aux têtes et aux carapaces : elles doivent être torréfiées dans une casserole avec un filet d’huile d’olive extra vierge pendant deux bonnes minutes, avant d’ajouter une petite tasse à café d’eau. Une fois le feu éteint, on passe les restes dans le robot mixeur.

Dernière étape, l’ensemble doit être pressé et filtré au chinois…

… pour obtenir ainsi la sauce.

Et à present, le risotto ! Dans la même casserole utilisée pour faire torréfier les crevettes, ajoutons le riz carnaroli, qui devra torréfier lui aussi une ou deux minutes avec un fil d’huile extra vierge d’olive, avec un petit oignon émincé, une pincée de sel fin et du poivre.

Une fois la torréfaction achevée, ajoutons un verre de vin blanc sec, et attendons qu’il évapore.

C’est le moment de l’infusion de tout à l’heure, à ajouter chaude au riz, qui doit cuire pendant 10 à 15 minutes, en touillant à l’aide d’une cuillère en bois. La flamme doit rester moyenne ou faible, l’essentiel étant que le riz puisse cuire à feu doux. Mais si l’infusion devait réduire trop, une ou deux louches de bouillon végétal ne seront pas de trop.

Entretemps il faudra récupérer les bergamotes pelées, les presser dans un presse-agrumes, et en ajouter une goutte aux crevettes sorties du réfrigérateur. Laissez de côté le reste du jus pour le risotto.

On y est presque. Le temps écoulé et le feu éteint, pour rendre le riz plus moelleux, rien de mieux qu’un bon morceau de beurre, à faire fondre (en dehors de la plaque chaude) dans l’ensemble, toujours à l’aide d’une cuillère en bois.

Puis ajoutez le jus de bergamote…

…et la « bisque » de crevettes…

Sans oublier, bien sûr, les crevettes elles-mêmes.

Voilà la réalisation, 100 % calabraise, au parfum à nul autre pareil. Et si vous voulez ajouter une note végétale (persil, basilic, cresson), surtout ne vous gênez pas. Votre « risotto à la sybarite » n’en sera que meilleur.

Si la côte de Reggio de Calabre est un jardin d’agrumes (bergamote en tête), le vin, lui, se trouve de l’autre côté du Détroit de Messine, en Sicile, à seulement 3 km de distance. Pour accompagner ce risotto, je conseille le Mamertino blanc A.O.C., un nectar à base de cépage Ansonica et Catarratto, de couleur jaune paille, aux arômes fruités et sec en bouche.
Ingrédients pour 4 personnes : 320 g. de riz carnaroli de Sibari (ou similaire), trois bergamotes, 400 g. de crevettes violettes (ou similaires), 1 citron, 1 litre d’eau pour l’infusion, 1 verre de vin blanc pour la cuisson, huile extra vierge d’olive, 1 oignon, 1 gousse d’ail, sel, poivre, à prévoir du bouillon végétal et du beurre.
