Jòta istriana (Jòta d’Istrie)


La nourriture, selon les études de sémiotique, est une forme de langage, codifié par un système de signes. La façon de cuisiner, la recherche des aliments, les combinaisons entre goûts et substances sont des signes à travers lesquelles sont déclinées les structures et les hiérarchies sociales, les différences et les similitudes entre personnes. La nourriture parle aussi de nous, de notre culture, avec ses propres codes gustatifs, qui normalement changent dès que l’on passe la frontière. La nourriture est, sans doute, la base de notre identité. Même quand on n’a plus de patrie… A deux pas du nord est de l’Italie il y a une péninsule nommée Istrie, qui fut jadis italienne. Située entre la côte dalmate et Trieste, aujourd’hui partagée entre la Slovénie et la Croatie, elle correspondait autrefois à une partie de la région Friuli Venezia Giulia, notamment aux provinces de Fiume (Rijeka) et Pola (Pula). C’est une terre très belle, mais de(s) frontière(s), et elle a payée très cher sa place dans l’Histoire. Dans le contexte de guerre quasi permanente entre les Etats qui l’entouraient, tout le monde a voulu l’occuper, à un moment ou un autre, aux dépens des voisins.

En effet pour la doctrine réaliste des relations internationales, l’Istrie pourrait bien être un cas d’école, surtout si on relit le Léviathan de Thomas Hobbes (chap.XIII) : « à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l’autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l’état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre, c’est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre… »Ce sont les Romains et les Illyriens qui commencèrent à se la disputer, pour élargir leur sphère d’influence sur l’Adriatique, les uns avec les légions, les autres avec les vassaux pirates…et puis en cascade, les Goths, les Byzantins, les Francs, les Slaves… Ce fut ensuite le tour de la République de Venise d’en prendre le contrôle pendant quatre cents ans, tandis que la péninsule était colonisée par des gens qui parlaient le patois vénitien, le germanique, le slave, le roumain, le grec, l’albanais, le hongrois, le croate, au gré des guerres qui sévissaient dans le coin… Et puis, le danger turc écarté, ce fut l’Autriche qui imposa sa Weltanschauung, mise à part la parenthèse napoléonienne, jusqu’à la Première guerre mondiale. Mais au siècle des nationalismes et des idéologies meurtrières, les choses ne pouvaient qu’empirer.En 1919, l’Italie, qui comptait une population à majorité italienne dans les villes côtières, poussait pour obtenir ce qui avait été promis par les Alliés en gage de son intervention dans la guerre, à savoir l’Istrie toute entière. Pour compléter le tableau, il faut ajouter le virulent nationalisme croate dans l’arrière-pays, les poussées hégémoniques panslavistes des Serbes, la Slovénie plutôt tournée vers le monde germanique, les visions faussement idéalistes des Etats-Unis, le parti communiste naissant …

Le tentative fasciste d’italianiser l’Istrie en usant de la manière forte exacerba encore plus les tensions entre communautés, et le deuxième conflit mondial fit le reste. Crimes de guerres et camps de concentration italiens pour des milliers de Slaves, rafles allemandes, bombardements anglo-américains… A la capitulation, ce furent les milices communistes de Tito qui martyrisèrent l’Istrie. Les Yougoslaves exécutèrent une épuration ethnique et politique, en bonne et due forme, visant tous ceux qui ne partageaient pas l’idée stalinienne de liberté. Entre 1943 et 1945, 5000, voire 20.000 Italiens (les chiffres divergent selon les auteurs), fascistes ou pas, furent mis à mort, liés deux par deux avec du fil barbelé et jetés, l’un vivant et l’autre tué d’une balle, dans les crevasses de la roche karstique de la région, les foibe. Massacres sommaires et attentats se poursuivirent jusqu’en 1947. La population italienne restant fuya en masse (on parle de 350.000 réfugiés) vers l’Italie, où elle fut souvent très mal accueillie, à cause de l’intransigeance du PCI. Et toujours à cause de l’idéologie, il fallut attendre 2004 pour que l’Italie rende un peu de dignité à ces pauvres gens, en instaurant une journée commemorative.Benvenuti: 80 anni sul ring della vita "ho avuto tanto"

Il faut me pardonner pour cette jérémiade. Je veux seulement faire comprendre aux Français que l’Italie est vraiment un puzzle de cultures, souvent en conflit entre elles. Encore de nos jours, si vous demandez aux descendants des réfugiés de l’Istrie leur « identité », il y a de fortes chances qu’ils vous répondent  « je suis istriano », « giuliano », « dalmata », plutôt que « italiano ». Même s’ils ont vécu à de milliers de kilomètres de distance, pendant des décennies, ils parlent toujours avec un accent tout à fait particulier, et ils se font un point d’honneur à citer les enfants célèbres de leur terre bien aimée. Ou à vous expliquer l’une de leurs nombreuses recettes de cuisine, qui à bien des égards est le seul melting pot à avoir résisté à l’épreuve du temps, en Istrie.

La minestra de bobici (soupe de maïs), les langoustines à la busara, le boreto à la graisana, l’araignée de mer,  l’oie rôtie, la morue et le strudel, le jambon de Dignano séché au vent glacial du nord-est, le goulash à la triestina, les fusi au ragoût de poule, les gnocchi à la viande de sanglier, et puis…La madeleine du jour, une soupe de chou, haricots, poitrine fumée, saucisse ou jarret de porc, farine de maïs, pommes de terre et cumin. Son nom : Jòta. Apparement son origine linguistique se perd dans le brouillard du monde celte, ensuite latinisé dans le latin tardif jutta. Il désigne une bouillie dans laquelle on mettait tout ce qui tombait sous la main. Cela vous rappelle la choucroute alsacienne ? En effet, il y a des similitudes, mais on retrouve des plats dans ce genre des Balkans à l’Allemagne, en passant par la Bohême, et même en Emilie Romagne, avec la dzota L’un de deux ingrédients de base est le chou cabus ou pommé, sauerkraut en allemand, cavolo cappuccio en italien, et capuzo garbo en patois du Friuli. C’est un anti inflammatoire naturel, riche en fibres, calcium, fer et acides gras, qui avant d’être consommé doit macérer dans le vin blanc ou dans la saumure. A Trieste, à la différence de l’arrière-pays, on utilise des navets et du raisin noir (la brovada), mais le résultat est le même. L’autre ingrédient, ce sont les haricots rouges borlotti (le haricot coco), mais j’ai préféré utiliser ceux de la Vigna unguiculata, c’est-à-dire à oeil noir, non importés d’Amérique mais cultivés en Europe depuis l’Antiquité. En revanche, les pommes de terre et la farine de maïs sont des élément allogène, quoiqu’adoptés depuis cinq cent ans. Reste à découvrir le cumin, qui merite quelques explications supplémentaires.Epice très particulière, originaire du Proche Orient, elle est connue depuis la haute Antiquité. Egyptiens, grecs et romains en raffolaient, et en Inde elle était utilisée comme une drogue; son huile essentielle étant narcotique à haute dose. Au moyen âge l’Occident eu tendance à l’oublier, et on se contenta de lui prêter des dotes « magiques », tandis que tout l’Orient continua son utilisation, puisque elle est quand même excellente pour la digestion.

Le contact entre les turcs et les Balkans favorisa son réintroduction dans les terres des Hapsburg, y comprise l’Istrie. Raison pour la quelle on dit que cette recette a des strictes liens avec la cuisine de la Mitteleuropa, mais attention! Dans le monde germanique on la confonde souvent avec le carvi, ou cumin des prés (kümmel en allemand). Question de nuances, ou de goût…

Mais revenons aux fourneaux. Après une nuit de trempage pour les haricots, on est finalement prêt à s’atteler à la tâche. Les premiers à passer à la casserole seront les haricots, qui doivent être bouillis……en compagnie d’un oignon (ou d’une échalote), de quelques feuilles de laurier……et puis de quelques pommes de terre épluchées et coupées en dés. Après une quarantaine de minutes, on y ajoute de la charcuterie. Soit des saucisses, soit un jambon demi sel. Mais, entretemps, il faut s’occuper de l’autre partie de la recette. D’abord, on coupe de la poitrine fumée en gros morceaux. Puis on la fait cuire avec un gousse d’ail et un fil d’huile (ou du saindoux) dans une large poêle. Au moment donné, on y adjoint les capuzi garbi, et on laisse cuire le tout pendant une heure avec un couvercle. Si le mélange devient trop sec, on ajoute un verre d’eau chaude. Revenons aux haricots. On en enlève la moitié (plus quelques morceaux de patates), et on les passe au robot mixeur, avant de les remettre à cuire encore vingt minutes. On ajoute une sauce dense à base d’ail émincé……et de deux ou trois cuillères à soupe de farine de maïs, avec de l’huile extra vierge d’olive, pour obtenir une crème jaunâtre. Le but est de rendre plus dense l’ensemble (pour calmer la faim…). Après encore une vingtaine de minutes, on ajoute le dernier ingrédient : le cumin. En grains ou même en poudre.  Enfin, il nous reste à mélanger le tout et à le servir tiède, avec quelques tranches de pain. Just in case d’un petit creux…

Pour arroser le tout, il faut un bon vin. Voici un nectar de l’Alto Adige (une autre terre de frontière, cette fois avec l’Autriche…), déjà berceau du Gewürztraminer italien. Le Loam (traduction anglais du mot allemand Lehm, pour argile) est un rouge puissant à base de cabernet et merlot, idéal pour fêter ce melting pot culinaire du nord-est italien. 

Ingrédients pour 4 personnes :

300 g. de chou cabus déjà mariné;
300 g. de haricots à l’oeil noir, 4 pommes de terre, 100 g. de poitrine fumée, 1 jambon cuit demi sel, 2 gousses d’ail, 1 oignon, sel, poivre, quelques feuille de laurier, des grains de cumin, 2 cuillères à soupe de farine de mais, huile extra vierge d’olive

Un commentaire sur “Jòta istriana (Jòta d’Istrie)

  1. Je suis en train de me renseigner sur la cuisine de l’Istrie et j’ai lu votre article avec passion. Quelle histoire tumultueuse! Merci de m’avoir éclairé surtout certains points! Cette recette a l’air très bonne 🙂

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