
En découvrant, il y a quelques jours, que la capitale italienne de la Culture pour l’année 2025 sera Agrigente, dans le sud de la Sicile, j’ai voulu l’honorer par anticipation avec une recette typique de la ville et de ses 150 km de côte : les boulettes de sardes. Mais, avant de rentrer dans les détails de la préparation, voyons de plus près quelques uns des atouts d’Agrigente, qui contribuent fortement au patrimoine culturel italien. Et puisque c’est désormais acquis que la nourriture (élaborée et transformée) est elle aussi synonyme de culture, non seulement matérielle, et que la cuisine est le lieu identitaire d’un peuple, je voudrais expliquer pourquoi la cuisine agrigentine (et par extension sicilienne) est, depuis des temps immémoriaux, l’une des « gardiens du temple », si je peux m’exprimer ainsi.

Observons par exemple les méthodes de pêche pratiquées sur place. Dans ces zones, les fonds marins descendent immédiatement à de grandes profondeurs, c’est pourquoi la seule pêche possible est celle des sardes, des maquereaux, des anchois, qui s’approchent des côtes et remontent à la surface pendant la période de reproduction. Pour ce type de pêche (durable), qui est également courante dans les régions de Catane et de Raguse, on utilise un filet encerclant, le cianciolo (senne coulissante). En gros c’est un large mur de filet disposé de manière à entourer le banc de poissons. Lorsque ceux-ci sont encerclés, les pêcheurs tirent une ligne depuis le fond du filet et les enferment à l’intérieur.

Mais il existe aussi une pêche plus artisanale, durable et ancestrale, celle dite à la « menaide« . Elle est réalisée par un petit esquif, resté presque inchangé depuis l’Antiquité, qui au printemps sillonne – avec son bateau d’appuis – les eaux du sud-ouest de l’Italie pour pêcher le menu fretin. Il monte une lampe, utilisée comme appât…

…et la menaica, un filet à une seule maille qui a donné le nom au bateau et qui permet de capturer le poisson par le bord au niveau de l’opercule branchial, en l’empêchant de se libérer.

Encore de nos jours, les riverains de la côte agrigentine ont l’habitude de se réunir sur les plages, et de célébrer les fêtes traditionnelles du printemps et de l’été avec des grillades de sardes pêchées avec le menaide. Le bonheur pour trois fois rien…
Bien sûr, la tradition doit bien se baser sur quelque chose de solide pour durer. Ante hoc, ergo propter hoc (avant cela, et donc à cause de cela) en quelque sorte. Plongeons nous donc dans le passé de l’histoire culinaire sicilienne (en général), et d’Agrigente (en particulier).

Agrigente faisait partie des colonies du sud de l’Italie (en Sicile et dans la Grande-Grèce) fondées par les Grecs à partir du VIIIe siècle avant J.C. Fait remarquable, il y eut vite des différences notables entre la frugalité du repas dans la mère patrie et l’abondance de celui des colonies occidentales. Nous le savons grâce à un ouvrage d’époque bien postérieure, écrit au IIIe siècle après J.C. par un Grec d’Egypte, Athénée, intitulé les Deipnosophistes (« Les sages en gastronomie »). Parmi ses sources, Athénée cite un texte, l’Hedupatheia (les Friandises), d’Archestratos, un gastronome qui a vécu au IVe siècle avant J.C. à Gela, colonie de Sicile (en 689 avant J.C.) mais elle-même fondatrice d’une colonie (en 581 avant J.C.) un peu plus à l’ouest sur la même côte, Akragas (la future Agrigente)…

D’ailleurs la liste des cuisiniers de Sicile et magnogrecques célèbres jusqu’à Rome est longue, d’Héraclide de Syracuse à Glaucus de Locres, des « chefs » sicules Dimbrone et Lamprias au diététicien Acron (toujours) d’Agrigente, à Hégésippus et Archytas (qui au passage était aussi philosophe, mathématicien, astronome, politique et chef militaire) de Tarente. Mais au delà des personnages, ce qui en ressort dans une première analyse c’est que la viande était rarement utilisée, tandis que le poisson (salé) était largement consommé et constituait en fait la base principale du régime alimentaire.

Et nos boulettes alors? Patience. Tout d’abord, pendant très longtemps, elles n’ont pas été appelées ainsi. Le savant Varron, au Ier siècle avant J.C., dit que chez les Romains les plats à base de viande salée, finement hachée et mélangée (à la main) à d’autres ingrédients étaient nommés en latin insicia, de insecta caro. Le gastronome Marcus Gavius Apicius lui fait écho : pour ses recettes d’insicia marina, il utilisait de la chair de poisson hachée, mélangée à de la chapelure, du vin, du garum (sauce à base de viscères de petits poissons comme les sardes), des aromates et de pignons de pin. Presque les ingrédients de la recette d’Agrigente !
Au lieu d’insicia, l’italien moderne utilise le mot polpetta (au singulier), là où les Français font la distinction entre ‘paupiette’, tranche de veau roulée autour d’une farce, bardée de lard et braisée, et ‘boulette’, petite masse molle, de forme arrondie, généralement pétrie à la main. Le mot « polpetta« , dérivé de pulpe (de viande), n’apparaît qu’entre la fin du Moyen Âge et l’aube de la Renaissance, dans le célèbre livre de recettes Libro de arte coquinaria écrit en 1456 par Martino de’ Rossi de Côme, dit Maestro Martino, et désigne des petits plats composés d’un mélange de viande (ou poisson) et d’épices.

Quant au nom qu’on donne à l’espèce “Sardina pilchardus”…Pour être précis il faudrait indiquer avec « sarde » (au pluriel) les poissons frais, et avec « sardine » celles de taille plus réduite et conservées dans l’huile extra vierge d’olive. Les détails font la perfection et la perfection n’est pas un détail, comme disait Leonardo da Vinci. Il ne reste désormais qu’à accomplir la préparation des polpette bien nommées.
Allez, au fourneaux ! Je me suis procuré des sardes fraîches que j’ai lavées, avant de leur enlever tête, entrailles et arrêtes…

…après quoi je les ai déposées ouvertes dans un plat, les unes sur les autres.

Ensuite, j’ai dû me mettre en quête des autres ingrédients, tout d’abord le fromage à râper dans la farce des boulettes. Agrigente a la particularité d’utiliser du chèvre, plutôt que de la brebis. Pour ce qui nous concerne, le mieux aurait été le Girgenti (nom médiéval de la ville) classique, affiné six mois, mais en France c’est sûrement plus facile de trouver du pecorino salé.

Pour le reste, c’est plus facile. Mie de pain, chapelure, pignons de pain, une gousse d’ail et un œuf.

Pour aller plus vite – que Archestratos me pardonne – j’ai utilisé un robot mixeur pour hacher d’abord les sardes (à droite sur la photo), et puis la mie de pain avec une tasse à café de lait, le fromage (déjà râpé), l’ail, les pignons, quelques aromates (fenouil sauvage, persil, thym) en plus de sel et poivre.

Puis j’ai continué dans un bol, à l’aide d’une cuillère en bois, en mélangeant au fur et à mesure la farce avec un oeuf battu et une bonne partie de la chapelure (pour éviter que la composition soit trop onctueuse).

Les boulettes/polpette, pétries et légèrement aplaties à la main, ont été en suite saupoudrées de chapelure et déposées sur du sopalin précédemment couvert de farine T45 tamisée.

Maintenant, la cuisson. Il faut faire réchauffer de l’huile extra vierge d’olive dans une large poêle, avec quelques feuille de laurier pour la parfumer. Le moment venu, on y déposera quelques boulettes à la fois, en faisant attention de bien les dorer de chaque côté. Avant de les enlever du feu, il faut déglacer avec un peu de vin blanc (pas mauvais parce que sinon ses senteurs iront se fixer sur les boulettes). Et puis on recommence…

Voilà. Les boulettes sont prêtes à être dégustées. A moins qu’on ait envie de poursuivre la cuisson avec de la sauce tomate.

Il faut donc faire réchauffer un peu d’oignon émincé dans de l’huile extra vierge d’olive, puis ajouter le coulis de tomates pour le faire réduire à feu doux. Le moment venu, il suffira d’ajouter les boulettes, en les retournant de temps à autre, pendant une dizaine de minutes.

Le résultat le voici. A consommer le lendemain, à température ambiante…

…ou tout de suite, bien chaudes, parsemées de mentuccia (calament aromatique), plante vivace cousine de la menthe et de la mélisse.

Et le vin qui va avec ? Pas de problème, les terres aux alentours d’Agrigente ont un offre de choix. La preuve? Ce blanc Aremi Catarratto Superiore Menfi A.O.C., un cépage qui bravant le sirocco qui souffle de l’Afrique voisine s’est gagné une place parmi les oliveraies, les roseaux, les dunes de sable et les palmiers nains. La campagne sicilienne dans toute sa splendeur.

Ingrédients pour 6 personnes : 1 kg de sardes fraîches, 100 g. de pain de mie, 100 g. de chapelure, 60 g. de fromage râpé (chèvre ou brebis), 1 œuf, 1 gousse d’ail, 1 cuillère de pignons de pain, 500 g. coulis de tomates, aromates (fenouil sauvage, persil, thym, laurier, calament), sel, poivre, huile extra vierge d’olive, farine T45, 1 tasse à café de lait, 1 petit oignon
Une belle découverte, encore une fois ! Belle fin de soirée
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