Ciambotta del Gargano (Soupe de poisson du Gargano)

Il y a des territoires, en Italie, qui, même s’ils sont fréquentés durant la période estivale par des hordes de vacanciers, restent secrets, riches d’un patrimoine historique, culturel et culinaire que le touriste ne va pas chercher. Ainsi en est-il pour cette portion de terre située à la frontière septentrionale des Pouilles, ma région natale, ancré entre la Campanie à l’ouest et le Molise au nord, qui comprend toute la province de Foggia, et qu’on appelle la Capitanata. Je vois des sourcils se lever. Où est le Gargano dans tout ça? Relax, on va y arriver, mais il faut comprendre que l’histoire, en Italie, est un peu comme un puzzle. Avant d’avoir le cadre complet, il faut un peu de patience.

D’où vient le mot Capitanata ? Au Xème siècle de notre ère, pour faire face à de nombreux ennemis, Constantinople envoya sur le sol italien des officiers dotés de pleins pouvoirs, les Catépans, qui en grec médiéval signifie littéralement « celui qui est situé au sommet ». Ensuite, par une métathèse linguistique, on passa de « catépan » à « capitan », et donc à Capitanate. Le nord des Pouilles, entité fortement liée à l’Orient hellénophone, fut ainsi reconnue par l’empereur Frédéric II en 1233, et a depuis gardé ce nom. Passons maintenant à une autre pièce du puzzle.

Il existe un promontoire boisé de remarquables dimensions, situé à la pointe nord-est de la Capitanata, et qui s’avance sur 70 km dans la mer Adriatique comme un éperon, appelé encore de nos jours Gargano. L’origine probable de son nom est expliquée par Dioscoride, un botaniste et médecin grec du Ier siècle de notre ère. Dans un passage (IV, 50) de son livre sur les plantes, il affirme : « il y a une herbe médicamenteuse qui pousse sur les pentes rocailleuses, le trágos, dont les feuilles en automne ont le parfum d’un bouc. Elle est aussi connue comme Garganon. » Passons sur le « parfum » de bouc…ce qui semble très probable, c’est qu’à une époque reculée (bien avant Dioscoride) quelqu’un parlant le grec a fait le lien entre le promontoire et l’abondance de cette espèce végétale, connue par les modernes comme Artemisia vulgaris, ou armoise commune…

J’aimerais bien parler en détail de ces bois et montagnes des Pouilles, si différents de mes Pouilles à moi, plates et couvertes d’oliveraies et de vignes. Pour ce fair, j’ai besoin d’espace, voilà pourquoi j’ai décidé de consacrer deux articles à la Capitanata. Le prochain portera sur une recette de terre, tandis qu’aujourd’hui, on causera de la ciambotta du Gargano. Le nom lui-même, sûrement du patois, n’a pas d’explication valide, toutefois il désigne une soupe de légumes présente dans tout le Sud de l’Italie, de Naples aux Abruzzes en passant par la Calabre. Mais celle des Pouilles est la seul à base de créatures marines. Pêchées, cela va sans dire, comme nulle part ailleurs (ou presque).

Entre les Abruzzes et le Gargano, des machines montées sur pilotis sont accrochées aux rochers le long des côtes, là où l’eau est plus profonde et les courants plus forts. Grâce à elles, on peut pêcher sans être obligés de partir en bateau sur des mers peu sûres. Mais le travail reste pénible, en maniant le treuil sur des poteaux qui peuvent arriver jusqu’à quarante mètres d’hauteur, et des filets larges même cinquante mètres. Ces créations fantastiques s’appellent des trabucchi, et leur origine est l’énième carte de notre puzzle.

Les hypothèses sont nombreuses et plus ou moins farfelues, mais il existe une première trace écrite de leur présence dans le manuscrit Vita Sanctissimi Petri Celestini, relatif à la vie de pape Célestin V, au XIIIème siècle. Quoi qu’il en soit, entre le XVIIème et XVIIIème siècle, en raison du mauvais état des routes, du à l’orographie accidentée de la péninsule, les trabucchi étaient utilisés non seulement pour pêcher, mais aussi pour transborder des marchandises sur des navires de petit cabotage, en partance vers les pays au-delà de la mer Adriatique (Venise, les domaines autrichiens, la Dalmatie, etc.). 

Reste finalement à parler des créatures marines qui font l’originalité de cette soupe. La mer Adriatique a des fonds marins bien riches et abrite notamment la lotte (rana pescatrice en italien), poisson très prisé et cher, même si dans le Gargano vous risquez de le payer beaucoup moins qu’à Paris… Mais aussi le Zeus faber, autrement dit le poisson saint-Pierre (pesce san Pietro). Dans la Bible (Matthieux 17, v. 27), on dit que l’apôtre Pierre (pêcheur de profession), attrapa un jour dans le lac de Tibériade un poisson, sur l’ordre du Christ, pour retirer de sa bouche une pièce d’or. L’empreinte de son pouce serait demeurée sur le poisson qui porte toujours un gros point noir sur ses flancs , et se serait perpétuée, de génération en génération…Avec un seul bémol : il n’y a pas de Zeus faber dans ce lac. Mais peu emporte, les pêcheurs du Gargano (et d’ailleurs) ne connaissaient sûrement pas les poissons de Galilée…

Troisième espèce de poisson de la recette… cela dépend de ce que vous trouverez dans les filets du trabucco. On peut avoir du dentéx (dentice), de la rascasse (scorfano), des gobiidae (ghiozzi), un marbré (marmora), ou finalement, mon préféré, un sar (sarago), cousin – hélas méconnu – de la dorade.

Et ce n’est pas fini ! Le dernier poisson de la liste est le rouget barbet (triglia, en italien), ou plutôt le rouget de roche, plus petit, et plus savoureux. 

Les autres invités de ce festin sont les mollusques. Il y a d’abord les palourdes (ou vongole). Les françaises issues de l’Atlantique sont généralement plus grosses que les méditerranéennes, mais également d’élevage. Par contre, sur le Gargano vous aurez peut-être la chance de goûter les lupini, sorte de vongole plus petites, qui sont seulement pêchées dans les lagunes saumâtres comme le lac de Varano. De toute façon, il faudra les laisser au moins deux heures dans un bol avec de l’eau froide et une poignée de sel, pour bien purger les impuretés.

Viennent ensuite moules. En France, celles de bouchot sont excellentes. En Méditerranée, le plus gros producteur est la ville de Tarante (toujours dans le Pouilles), avec 30.000 tonnes de production annuelles. La deuxième place, avec 13.000 tonnes, revient à Cagnano Varano, petite commune du Gargano située sur le rivage du lac de Varano. Avant de les consommer, il faudra de toute façon bien les laver à l’eau courante.

Troisième mollusque… la recette originale mentionne des murex épineux (murici en italien), des gastéropodes qui vivent sur des fonds sablonneux. Mais impossible de les trouver à Paris, je me suis rabattu sur des buccins, autrement dits des bulots, également savoureux. Achetés déjà cuits, il suffira de les sortir de leur siphon et d’enlever l’opercule et la partie finale de l’estomac.

Pour en finir avec les créatures marines, n’oublions pas les crustacés. Personnellement je suis un fan des crevettes (gamberi). Dans les Pouilles, il y a les rouges (toutes petites, qui peuvent être avalées crues); et les violettes (plus prisées). A Paris, où la demande est énorme, on trouve de tout. Des crustacés congelés d’élevage industriel du Vietnam, aux gambas africaines, en passant par les crevettes de l’Atlantique nord, ratissées par des chalutiers industriels géants, véritables bateaux-usines dont les filets raclent les fonds marins… mais aussi des crevettes issues de l’aquaculture bio.

On ne fera pas une soupe sans quelques légumes du potager. Mais, et c’est cela aussi qui fait l’originalité de cette recette, on n’y met que des tomates, des poivrons, un petit piment rouge. ET C’EST TOUT.

Et maintenant, en cuisine. Dans un faitout, il faut d’abord faire chauffer un peu d’huile d’olive, une gousse d’ail émincée et un peu de persil. On ajoute ensuite les moules et les palourdes, et un peu de poivre noir moulu. Et après quelques minutes, un verre de vin sec. Couvrez et attendez qu’elles se soient bien ouvertes. Une fois refroidies, on récupérera le jus dans un tamis et on gardera seulement les mollusques sans leur coquilles.

Les poissons : mieux les faire préparer en filets par le poissonnier. A la maison vous aurez seulement à les couper en tronçons.

Première étape : dans le faitout, versez un peu d’huile, un oignon et une gousse d’ail émincées, et puis ajoutez les légumes déjà coupés.

Le reste est simple : ajoutez dans la casserole le jus filtré, les mollusques, les crevettes décortiquées, et les filets des poissons les plus durs (le sar et le saint-Pierre). Faites cuire une dizaine de minutes. Ajoutez alors les autres poissons (lotte et rougets barbets). Quelques pincées de sel et un peu de poivre noir moulu. Laissez cuire encore un quart d’heure. Entre temps faites griller quelques tranches de pain et…

Servez la ciambotta dans un bol, avec le pain, assaisonné par un peu d’huile extra vierge d’olive des Pouilles. Et pour ce qui concerne le vin, n’hésitez pas à servir un rouge puissant, par exemple un autochtone de Capitanata : le Nero de Troia, cépage cultivé entre Lucera, San Severo et Castel del Monte depuis… je vous le dirais une autre fois.

Ingrédients pour 4 personnes :

la moitié d’une queue de lotte, 1 poisson saint pierre, 1 sar, deux rougets barbets, 100 gr. de palourdes, 200 gr. de moules, 100. gr. de bulots, 100 gr. de crevettes, 1 poivron verte, 1 poivron rouge (les deux de petites taille), 1 oignon, 2 gousses d’ail, 200 gr. de tomates, sel, poivre, persil, huile extra vierge d’olive, 4 tranches de pain grillé.

Un commentaire sur “Ciambotta del Gargano (Soupe de poisson du Gargano)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s