
Récemment, de vastes inondations ont touché les Alpes-Maritimes. Les médias français ont notamment parlé des dégâts causés par le fleuve de la Roya dans le village de Breil, à la frontière avec l’Italie. Les médias italiens ont montré l’effet de la crue du Roia (le même fleuve mais en italien) en amont dans le Piémont et en aval à Ventimiglia, dernière ville de Ligurie avant la frontière avec la France. De part et d’autre, on a évoqué rapidement ce qui se passait de l’autre côté de la frontière mais sans jamais toutefois aborder dans son ensemble ce même territoire, beau et fragile A mon sens, le manque de gestion commune de ces problématiques (comme bien d’autres) sont en peu à l’image des rapports, souvent compliqués, qui ont façonné l’histoire de la France avec ces deux régions italiennes.

C’est en quelque sorte une histoire d’amour, de jalousie, d’incompréhension, de trahison et d’opportunisme, qui m’a fait penser ironiquement à un vieux sketch muet du cabaret italien des années 70, « Ed io tra di voi« , tiré de l’émission de divertissement « Ménage à trois ». Le succès de la performance (considérée encore chez nous comme « culte ») était aussi lié à la reprise de « Et moi dans mon coin » d’Aznavour (qui la chantait en italien). Une chanson triste qui faisait, dans ce contexte, opera buffa. Et oui, les Français et les Ritals sont comme un vieux couple…

En réalité il y a bien quelque chose de sérieux, à l’origine de cette histoire. Ce qu’il faut retenir, c’est que le mari – la République de Gênes – fut un temps riche et vigoureux. Son domaine s’étendait de la Mer Noire à la Corse et comprenait l’arrière-pays jusqu’aux Alpes de Haute Provence et la côte entre Vintimille et Nice. Mais rien n’est éternel. Pendant qu’il vieillissait en perdant ses repaires, sa femme – le Piémont – devenait de plus en plus belle et volage, et de surcroît dotée d’un solide patrimoine qui, au fur et à mesure, ajouta à son tableau la Corse, la Savoie et la côte ligurienne jusqu’à Nice, où en parlait encore un bon italien. Intervint ensuite le jeune fougueux de bonne famille – la France – qui secourut la belle harcelée par le méchant de service – l’Autriche -, en échange de sa dote, plus quelques annexes. Au cocu vaincu, il ne resta alors d’autre à faire que se retirer sur la Riviera – 350 km de plages et de falaises, du Ponente au Levante – et profiter du bon temps…

… Consolé tout de même par son rejeton le plus réussi, la cuisine qui – n’en déplaisent aux voisins de palier – est encore semblable des deux côtés de la frontière. Il suffit de citer la farinata/socca, le pesto/pistou, le pan bagnat/pain bagnat, le brandacujun/brandade, la fugassa/fougasse, le pan di Spagna/Génoise…

Au-delà de ces spécialités connues et reconnues, il existe des secrets encore bien gardés. C’est le cas à Vintimille des castagnole, petits gâteaux uniques en leur genre, une version populaire des marrons glacés franco-piémontais. L’histoire veut que la recette ait été inventée au XIXème siècle par les femmes qui travaillaient comme cuisinières auprès des millionnaires en vacances sur la Côte d’Azur ou sur la Riviera. Ne pouvant pas se permettre les ingrédients nécessaires à faire des marrons glacés (très coûteux), et peut-être aussi un peu pingres (la radinerie est raillée comme un trait de caractère des liguriens), elles eurent l’idée de préparer des gâteaux qui n’ont en fait rien à voir avec les châtaignes, sauf le nom et la forme (castagnole, ou petites castagne). Mais voyons la recette en détail :

Tout d’abord, il faut peser la quantité necessaire de farine blanche T45…

… de chocolat noir amer (au moins 70 %)…

… et terminer avec le sucre (autrefois celui de canne, non raffiné), qu’il faudra partager en deux bols.

Ensuite, il faut faire fondre le chocolat au bain marie…

… tamiser la farine

… et tamiser aussi la première dose de sucre (la plus grosse), à ajouter dans un bol à la farine.

Mais ce n’est pas fini. C’est le moment d’intégrer le cacao amer, une pincée de bicarbonate alimentaire (ou de levure pâtissière)…

… de la cannelle et des clous de girofles en poudre. Ce n’est pas pour rien si Gênes la Superba fut un temps la reine des épices.

Dans ce mélange, il y aura aussi de la place pour le chocolat fondu…

…pour une pincée de sel, et deux, voir trois tasses de café serré, à l’italienne.

Au final, vous obtiendrez une boule bien lisse, qui devra reposer un court délai au frais. Pour que l’ensemble soit bien amalgamé et régulier, vous pouvez utiliser un robot pétrisseur.

Coupez sur une planche à pâtisserie (ou à pâtes) la boule en plusieurs morceaux, et façonnez des petits boudins, qu’à Vintimille on appelle des cannellotti.

Avec chaque cannellotto vous formerez des petites boules de la taille d’un marron.

Fini ? Pas tout à fait ! c’est maintenant qu’entre en jeu un autre ingrédient très particulier, l’eau de fleurs d’oranger amer (ou bigaradier). C’est un ancien hybride entre le pamplemoussier et le clémentinier, connu en Ligurie comme « melàngolo« , et cultivé au moins depuis la Renaissance sur les pentes des étroites vallées qui configurent le panorama typique de la région. Ses fleurs sont utilisées encore de nos jours pour obtenir de l’eau distillée ou des huiles essentielles.

En France, la production se concentre dans les alentours de Grasse, à deux pas de la frontière. Les huiles françaises ont pris le nom de Neroli, en l’honneur de la duchesse Marie-Anne de la Trémoille. En 1680, elle épousa l’aristocrate romain Flavio Orsini, duc de Bracciano et prince de Nerola, et embrassa la dolce vita italienne. La duchesse apprécia tellement de se laver avec de l’eau parfumée aux fleurs d’orange amère qu’elle l’introduisit en France auprès de la noblesse.

Les femmes de Vintimille ne savaient probablement rien des bizarreries de madame la duchesse. En revanche, elles utilisaient depuis toujours de l’eau de bigaradier pour les castagnole. Il s’agit simplement d’en mettre un peu dans un petit bol, et d’y tremper une seconde la castagnola…

… avant de la plonger dans du sucre. Une fine couche de glace viendra ainsi recouvrir la surface supérieure de la castagnola.

Dernière étape : prenez un plat à four, versez-y quelques gouttes d’huile et puis posez-y les boules saupoudrées de sucre.

Disposez les castagnole de façon bien écartée, parce qu’elles grossiront pendant la cuisson. Maintenez-les 13 minutes à 180°C.

Le résultat le voilà. Vous verrez, les castagnole sont très denses en bouche et riches de parfums subtils. A consommer de préférence avec un vin doux (passito) de la région. La Ligurie, de la Riviera de Ponente à celle du Levante, n’a pas de grandes extensions de terre cultivables, ses domaines viticoles s’étalant rarement au-delà de 10 hectares. Mais le résultat est à la hauteur de l’attente.

Ingrédients pour environ 30 castagnole :
Farine blanche T45 = 300 g., sucre = 200 g. (150 + 50), chocolat noir fondant au moins 70 % = 100 g., une cueillère de cacao amer en poudre, une cuillère de cannelle en poudre, une cuillère de clous de girofle moulus, trois tasses de café espresso à l’italienne, une pincée de sel, une cuillère de bicarbonate alimentaire (ou de levure chimique), huile extra vierge, un bol de eau de fleurs d’oranger amer.