
Pour le repas de Noël de cette année, j’ai voulu faire quelque chose qui sorte de l’ordinaire. J’ai donc jeté mon dévolu sur le gibier à poil le plus noble qu’il soit : le lièvre. Mais tout d’abord, il fallait décider de quelle façon le cuisiner : à l’italienne ou à la française ? Le choix était de taille. Un beau jour, je suis tombé sur l’un des fleurons de la haute cuisine française, le civet de lièvre à la royale. Et à ma grande surprise, il est désormais à la mode aussi dans de nombreux restaurants chic italiens de grandes villes du Nord de la péninsule, là où il y a plus de circulation d’idées, de gourmets, de gallicismes culinaires, et d’argent…

Mais revenons un instant en arrière, pour comprendre la genèse de la recette, qui a subi un certain nombre de modifications à travers les âges. Les premières mentions en France d’un lièvre digne d’un roi sont attestées en 1588, à l’époque de François III, fils cadet de la reine Catherine de Médicis (ah, quand même il y a des Italiens qui surgissent dans l’histoire). Puis apparaissent des variations pendant les dernières années du règne de Louis XIV. On dit que le vieux monarque n’avait gardé que deux malheureux chicots dans la bouche, et les cuisiniers de la cour concoctèrent une sorte de compote de viande pour qu’il puisse la déguster sans trop de difficultés. Mais on est encore loin des recettes modernes. Et oui, parce qu’en France il y a deux écoles de pensée qui s’affrontent depuis la fin du XIXème siècle.

C’est en 1898 que le journaliste, membre de la Gauche démocratique, propriétaire terrien et sénateur de la Vienne, Aristide Couteaux, alluma la mèche. Il disait tenir de ses parents (paysans) poitevins la recette du lièvre à la royale, dans laquelle la bête était cuisinée avec force échalotes et gousses d’ail, et additionnée à une purée de foie gras afin d’être dégusté « à la cuillère » (comme au temps de pépé, le roi Louis).

Mais cinq ans plus tard, en 1903, le chef Escoffier ouvrit officiellement la géguerre des cocottes, en se réclamant d’un lièvre à la royale, à la « périgourdine », avec le gibier désossé et garni d’une farce agrémentée du sang de l’animal, de foies de volaille et de parures de truffes. L’auteur d’une telle merveille, selon Escoffier, n’était autre que le grand Marie-Antoine Carême, rejeton d’une famille désargentée parisienne, qui avait été loqueteux pendant la Révolution mais était devenu à l’âge adulte « le roi des cuisiniers, et le cuisinier des rois ».

L’histoire n’est pas encore finie. En 1928, Henri Babinski, ingénieur de mines et gastronome à ses heures perdues, peaufina dans son livre de recettes la version « périgourdine », en établissant la terminologie (et les règles) encore en usage aujourd’hui : le lièvre est préparé en galantine farcie au fois gras (et truffes), et servi en tranches nappées d’une sauce au vin rouge lié avec du sang. Mais le sujet reste encore polémique, et les chefs Bocuse et Robuchon furent par exemple des partisans farouches de la version poitevine, pas vraiment caractéristique du « petit peuple », cher au sénateur.

Puisque ma belle famille est périgourdine/parisienne, j’ai pris parti pour M. Carême, tout comme le font les chefs italiens. Et étant donné que je ne suis pas chasseur, je me suis empressé de commander avec mon accent rital une jolie bête « à désosser en entier pour un civet » chez un boucher (l’un des rares qui encore vendent du gibier sur la place parisienne). Malheur ! rentré à la maison, j’ai découvert que le lièvre avait été bien désossé (hélas pas entièrement), mais aussi coupé en morceaux; ce qui n’arrangeait pas mon affaire puisque j’étais censé cuire l’animal entier enroulé sur lui-même et bridé (la galantine bien nommée, en italien « in porchetta« ).
Attention donc : au moment de passer commande pour un civet (logiquement un plat « collectif »), spécifiez ne pas vouloir un levraut ou « variable » bon pour un rôti (poids d’environ 1,5 kg), ni un jeunot de l’année ou « brun » (entre 3 et 4 kilos, à sauter), mais plutôt un « capucin » (5 kilos pour un an d’âge et plus). Vous imaginez bien que le poids net (sans os ni tête) sera bien inférieur. Parfois les gens du métier traitent les clients comme des benêts…

Revenons à nos casseroles. Comme je n’avais pas le temps de me rabattre sur un plan B, j’ai improvisé (vous verrez comment). Entre temps, j’ai laissé le lièvre – enroulé dans un chiffon propre – reposer une nuit au réfrigérateur. Le lendemain, j’ai préparé une marinade dans un plat assez grand pour accueillir tous les morceaux (sauf les abats), avec trois cuillères à soupe d’Armagnac, de l’huile extra vierge d’olive et quelques aromates (laurier, thym). J’ai recouvert le plat avec du film alimentaire et je l’ai mis à nouveau au réfrigérateur pour une autre nuit.
Vous verrez, la chair de lièvre est dite « noire », à cause du taux élevé d’hémoglobine et de fer nécessaires pour oxygéner ses muscles d’athlète. D’où une odeur un peu forte, métallique, mais pas autant que ça. L’ancienne coutume de faisandage – qui n’est plus nécessaire de nos jours – est heureusement passée en désuétude.

La deuxième étape est la réalisation de la sauce. Pour l’obtenir (le même jour que la marinade), il faut concasser les os à l’aide d’une feuille de boucher. Puis on les mettra dans un large bol avec deux litres de vin rouge corsé et la garniture aromatique (oignons et carottes en mirepoix, baies roses, poivre en grain, baies de genièvre, thym, laurier). La sauce aussi ira reposer pendant une nuit au réfrigérateur.

Le jour J : prenez une casserole très large et faites-y chauffer de l’huile d’olive. Égouttez les os et faites les colorer dans la casserole pendant environ dix minutes, puis saupoudrez-les légèrement avec de la farine T45 tamisée. Rajoutez la garniture aromatique préalablement égouttée. Ajoutez un peu de concentré de tomates, remuez avec une cuillère en bois, puis déglacez avec un peu d’Armagnac. Faites flamber. Mouillez avec le jus de la marinade et laissez réduire à feux doux pendant deux heures.

Pendant ce temps, il faudra préparer la farce. Les experts à la Babinski utiliseront à ce propos un « cul de poule », mais si vous n’en avez pas, prenez une simple bassine, ça fera l’affaire… et mélangez en son sein de dés de lard gras (tissu situé sur le dos du porc, dit aussi bardière) et de la chair à saucisse. Plus les restes de chair grattés de l’arrière-train du lièvre. Salez et poivrez abondamment.

Ajoutez aussi un verre de Cognac et deux tiers du sang récupéré, indispensable pour lier la farce.

C’est le moment de la galantine « improvisée ». Sur mon plan de travail j’ai étendu d’abord une barde de porc (fine tranche de lard) suffisamment large et longue pour envelopper le lièvre (j’ai du aller chez deux bouchers pour obtenir les morceaux, parce qu’ils en donnent au compte-goutte. Ensuite, j’ai dû les coudre moi-même ensemble. Parfois la bonne cuisine peut être épuisante).
Deuxio, j’ai étendu sur la barde une crépine de porc (l’omentum de la bête), parfaite pour envelopper les morceaux du lièvre, posés bien serrés les uns à côté des autres.

Mais ce n’est pas fini. A présent il faut poser dans sa longueur le foie gras cru et coupé en deux, bien coincé sur la farce et au milieu des râbles. Je n’ai pas voulu ajouter des écailles de truffe, franchement cela me semblait trop. Bref, encore une couche de farce, et…

…on referme le tout avec la crépine.

Terminé? Pas tout à fait. La barde aussi doit être repliée sur elle-même, bridée avec une grosse aiguille, et ficelée.

Astuce pour bien garder le moelleux et la forme de la « galantine » au moment de la cuisson : il faut entourer le lièvre d’une bande velpeau (qu’on peut acheter en pharmacie). Puis mettre le lièvre dans un plat à four, avec le jus de la marinade filtré, et faire cuire au four pendant sept heures à 110°C (vous avez bien lu sept heures). Une fois la cuisson terminée, laissez refroidir le lièvre dans son jus, démaillotez la gaze et enlevez délicatement le gras de la barde, qui aura pris une consistance gélatineuse. Quant à la crépine, elle aura fondu directement dans la viande, la rendant encore plus juteuse.

Enfin, roulez le lièvre dans plusieurs couches de film alimentaire, et réserver-le au réfrigérateur.

Revenons à la sauce. En plus de la base de cuisson, déjà prête, il y a encore les abats à traiter. Pour cela, il faut faire « suer » des échalotes dans une casserole avec de l’huile d’olive, puis les mouiller avec un autre litre de vin rouge (corsé), et quelques louches du jus de cuisson du lièvre.

Ensuite, il faut ajouter les abats. Cette potion magique devra réduire au moins de moitié (voire plus). Après quoi, elle sera mixée et mélangée à la dernière minute à la sauce réchauffée, et hors feu, avec le dernier tiers du sang. Il va lier et épaissir la sauce, lui donner du brillant.

On est dans la dernière ligne droite ! Reprenez le lièvre, réchauffez-le, coupez-le en tranches d’environ deux centimètres d’épaisseur. Puis dressez chaque tranche au milieu d’une assiette et nappe-la de sauce. Rassurez ceux qui auraient peur de rester avec un petit creux, nonobstant la farce…

La garniture traditionnelle pour le civet est la purée de pommes de terre, façon Robuchon (pour calmer le jeu avec les « poitevins »). Des Belles de Fontenay cuites dans l’eau bouillante et salée pendant vingt minutes, puis passées dans le moulin à légumes, et mélangées sur le feu avec du lait chaud et quelques morceaux de beurre froid. C’est du boulot, mais le succès est garanti !

Il ne reste qu’à choisir le vin pour un tel festin. Si vous suivez les rois de France, un Gevrey-Chambertin A.O.C. est un choix presque obligé. Mais si vous le savourez en Italie, le « civé di lepre » aura de fortes chances d’être associé à un nectar du Piémont comme le Barbaresco D.O.C.G., cultivé dans la province de Cuneo, à base de cépage Nebbiolo.
Ingrédients pour 8 personnes :
1 beau lièvre d’au moins quatre kilos (net); 1 foie gras cru de canard, (éventuellement des écailles de truffe noire), 3 litres de vin rouge corsé (type Cahors); 400 g de lard gras (moi j’ai utilisé celui de Colonnata); 600 g de chair à saucisse; 2 dl d’Armagnac; 1 dl de Cognac. Baies roses, poivre noir en grains, baies de genièvre; sel fin et poivre du moulin; huile extra vierge d’olive; 2 gousses d’ail; 5 échalotes; 2 carottes; 2 oignons; du thym de du laurier. Farine T45; concentré de tomate. 1 bande de barde de porc (et just in case de la crépine), 1 bande velpeau. Pour la purée : 1 kilo de pommes de terres; 10 gr. de sel; 20 gr. de lait; 250 gr. de beurre.
P.S.: si par hasard il vous resterait quelques morceaux, pas de panique. Gardez-les au congélateur pour l’Epiphanie. Et bonnes fêtes !
Bravo!
Intéressant et réjouissant comme toujours.
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Une recette très goûteuse qui me rappelle des souvenirs d’enfance… Merci pour ce partage gourmand
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