
S’attaquer aux recettes traditionnelles italiennes est fort intéressant, mais peut s’avérer compliqué. D’abord, il faut bien choisir les sources philologiques sur lesquelles se baser pour écrire. Un plat célèbre a été souvent l’objet de demi-vérités, mystifications, ou réélaborations modernes qui n’ont rien à voir avec l’original et sont difficiles à démêler. Ensuite, trouver les bons ingrédients, ou ceux qui peuvent leur correspondre, quand on n’habite pas en Italie, est une tâche longue à accomplir, et on n’est jamais sûr d’y arriver. Il y a donc des moments de lassitude, pendant lesquels on voudrait tout arrêter…
Et puis, une fois passées les vacances et la chaleur étouffante de l’été, on se retrouve face aux fourneaux, sous le charme des vieux démons qui nous poussent au défi ! Quel recoin du Bel Paese choisir, parmi tant d’autres ? Quelle histoire raconter ? Et bien, si on ne veut pas prendre de risques, rien de mieux que la Toscane…Florence, ville où le goût a été toujours très raffiné et les saveurs très développées.

Prenons le cibreo (prononcez tchibréo), recette d’abats de coq. Et quand je dis abats, j’entends la totale : crête, gésier, coeur, poumons et testicules pour le plat, pattes et cou pour le bouillon ! L’Italie regorge de plats à base des parties moins nobles des animaux d’abattage (veau, boeuf, porc, lapin, canard, brebis), et il existe de nombreuses recettes à base d’abats de poulet, notamment en Piémont (finanziera), Vénétie (riso coi figà), Marches (Vincisgrassi), Latium (fettuccine con rigaglie), mais Florence est la seule à employer les abats du mâle de la poule, et rien d’autre !

Difficile de dire à quelle période remonte le cibreo. La première attestation nous est donnée par Pierre de l’Estoile, mémorialiste français du XVIIème siècle. Ce plat, dont on ne connaît toujours pas avec certitude l’origine du nom, aurait été parmi les favoris de Catherine de Medicis, reine de France mais florentine de naissance (quoi que de mère française). Son penchant – voire sa gloutonnerie – pour les abats (et pour les fonds d’artichauts servis avec) aurait presque causé sa mort, à cause d’une indigestion pendant un mariage, en 1575.

Il faut dire qu’à l’époque, tout le monde considérait comme aphrodisiaques tant les organes génitaux du coq que les artichauts, grâce à une science médicale fondée en partie sur des superstitions ancestrales, et pratiquée souvent par des charlatans. Quoi qu’il en soit, le cibreo a disparu depuis longtemps des tables françaises, mais il est resté bien ancré dans la tradition florentine et toscane. Tradition qu’une certaine tendance culinaire et journalistique – très à la mode en Italie ces dernières années – indique comme faisant partie des vraies et incontestables habitudes alimentaires « populaires », à l’opposé des mœurs des bourgeois et grands seigneurs.

Peut-être. Il est vrai aussi que la notion de « peuple » change, selon les périodes historiques qu’on veut bien prendre en considération. A l’époque de Catherine, en réalité, la populace urbaine ne mangeait rien d’autre qu’un quignon de pain mouillé dans le vin le matin, du pain sans sel et des légumes le midi et le soir. La viande, même celle de poule, était consommée à de rares occasions. Les paysans arrivaient certainement mieux à tirer leur épingle du jeu, mais eux aussi y réfléchissaient à deux fois avant de tuer un coq, nécessaire pour la reproduction de l’espèce.

Au début du XX siècle, les abats étaient consommés autant par les riches que par les pauvres, mais ces derniers ne pouvaient pas encore se permettre la viande rouge. En revanche de nos jours, on a oublié les abats, en leur préférant – riches et pauvres- les hamburgers (qui en France ont détrôné le jambon-beurre). Inévitable conséquence, il y a toujours quelques petits malins qui vous proposent des abats de coq à des prix « populaires », dignes de la reine Catherine…

Quant à moi, lorsque je suis allé chercher des crêtes de coq dans des boucheries, ici à Paris, j’ai eu droit à des refus dédaigneux. Et en ce qui concerne les autres abats, à la limite, j’aurais pu dégoter du foie, mais rien d’autre. Alors, j’ai passé commande sur internet (à deux fermes différentes), mais même ainsi, je n’ai pas pu acheter ni les pattes ni surtout les testicules du coq (les fagioli, ovetti ou granelli en patois de Florence). Tant pis, le plat sera moins aphrodisiaque. Au moins pour les ingrédients de la sauce (beurre, citron, oeufs, farine, huile, sel et poivre), cela a été plus facile.

Allez, trêve de plaisanteries. Il me tarde de préparer le bouillon : un demi litre d’eau dans laquelle iront mijoter (si vous les trouvez) pattes et cou du coq, plus une carotte, un oignon et quelques aromates (ou à la limite un cube alimentaire). Après quoi, les abats : étant donné que les gésiers (partie musculaire de l’estomac) sont bien plus durs que les autres parties, il faut les faire bouillir une heure, avant de les passer à la casserole (et ce n’est pas un hasard si à Florence on les appelle durelli, les petits durs). Quant aux crêtes, elles devront être ébouillantées une minute environ, et puis éventuellement être épluchées. Finalement, mettez un morceau de beurre dans une poêle bien chaude.

Ajoutez au beurre l’oignon émincé et quelques gouttes d’huile extra vierge d’olive (pour baisser le point de fumée et donner ainsi le temps à l’oignon de bien dorer).

A présent, les invités d’honneur. Durelli en premier (déjà égouttés), et puis coeurs, foie, crêtes et ovetti (s’il y en a), mais tous coupés en petits morceaux, pour créer la dadolata (tas de petits cubes).

Pour apaiser les palais les plus craintifs, une pointe de cannelle ira faire bonne compagnie à quelques feuille de sauge hachée et à du sel et poivre, nécessaires pour l’assaisonnement du cibreo.

Mais ce n’est pas fini ! Pour bien lier les ingrédients, il nous faut un peu de farine, le jaune de quelques œufs et le jus d’un citron, à fouetter pour obtenir une sauce blanche. Les connaisseurs l’auront compris, le cibreo est pratiquement l’ancêtre de la fricassée d’aujourd’hui.

Au bout d’une trentaine de minutes, baissez la flamme, ajoutez la sauce, touillez délicatement et…

…servez chaud dans une assiette. A vouloir imiter Catherine, vous pourrez associer le cibreo à un flan (sformato) d’artichauts ou d’épinards.

Quant au vin qui peut aller avec au cibreo, c’est facile. A quelques dizaines de kilomètres de Florence on cultive un bon rouge local, le Pomino, à déguster légèrement froid.
Ingrédients pour six personnes :
600 g. d’abats de coq (crêtes, foie, cœurs, poumons, gésiers, testicules), 1/2 de bouillon – pattes et cou du coq, plus une carotte et un oignon – ou un cube alimentaire de bouillon de volaille; la pointe d’une cuillère à café de cannelle, un oignon jaune, une cuillère de farine, le jus d’un citron pressé, 4 jaunes d’œufs, sel, poivre, huile extra vierge d’olive, 70 g. de beurre, quelques feuilles de sauge.
Une belle découverte ce plat ! Tout ce que j’aime…
J’aimeJ’aime