
En fouillant dans le grand répertoire de la cuisine « provinciale » italienne, je suis tombé par hasard sur une recette méconnue de Calabre, la cuccìa (prononcez coutchìa), dans la version de Cosenza. Une ville de basse colline (non loin de la mer Tyrrhénienne) mais dont l’arrière-pays grimpe rapidement sur les dénivelés du plateau de la Sila (Grande), très boisé et abrupte.

La cuccìa est un mélange de blé dur en grains et d’aromates, de viande de porc et de chevreau, bouillis d’abord séparément sur la cuisinière, et puis cuits ensemble dans une marmite en terre cuite au four (jadis chauffé à bois), pendant toute une nuit. Avouez que il y a de quoi intriguer…

La recette est liée à la figure de Sainte-Lucie de Syracuse, martyre chrétienne du IVème siècle de notre ère. En voici le récit, typique des hagiographies de l’église catholique : le méchant préfet païen veut obliger la jeune vierge à adorer les dieux. Elle se refuse, il la fait tuer. Deux siècles après, il y avait déjà une fête en son honneur, célébrée le 13 décembre, jadis « le jour le plus court » de l’année… Toutefois, et là les choses commencent à se gâter, avant, bien avant la pauvre Lucie, les peuples de Calabre (et de la Grande Grèce en général) célébraient toute autre chose entre la fin de septembre et le mois de décembre, quoiqu’avec les mêmes ingrédients.

Les mystères d’Éleusis (ville à côté d’Athènes en Grèce) étaient célébrés depuis l’époque mycénienne à la fin de septembre en l’honneur de Déméter, déesse de l’agriculture, par les initiés, riches et pauvres, femmes et esclaves compris, dans l’espoir d’une nouvelle vie après la mort. Cela vous rappelle quelque chose?
Durant les cérémonies nocturnes, les prêtres distribuaient aux milliers de fidèles qui attendaient la « révélation » un gruau rituel très dense, le κυκεών/kukeón, à base d’eau, de farine de seigle, de lait de chèvre, de menthe pouliot et d’aromates. Le kukéon devait produire une « communion » avec la déesse. Son nom vient de la nécessité de remuer (du verbe grec κυκάω) le mélange avant de l’absorber pour éviter la formation d’un dépôt de matières solides. On reviendra sur ce mot plus tard.

Quand les grecs essaimèrent dans le Sud de l’Italie au VIIIème siècle avant J.C., ils emportèrent avec eux leurs croyances religieuses. Cosenza (et la Calabre) appartenaient au peuple autochtone des Brettii, mais ces vigoureux montagnards furent vite imprégnés de culture grecque. Ainsi ils célébraient – seulement les femmes – les Thesmophories (Θεσμοφόρια), fête de trois jours à la fin du mois d’octobre en l’honneur (à nouveau) de Déméter, protectrice des dépôts de blé sacrés, effectués l’année précédente.
Pour elle, on sacrifiait de jeunes cochettes (symbole de fertilité), et on éparpillait dans le sol un mélange de semailles avec les morceaux de leur viande. Le but était de favoriser la récolte de l’année suivante. Mine de rien, l’enjeu était capital : famines, parasites, moisissures et rongeurs pouvaient sévir à tout moment.

Le troisième et nécessaire élément du puzzle est une dernière fête religieuse, les Lénéennes (Λήναια/Lênaia), autre nom des bacchantes, adoratrices de Dyonisos (autrement dit Bacchos), dieu du vin et de la vigne. Elles étaient célébrées à partir de la nuit du 21 décembre (solstice d’hiver), jusqu’au 20 janvier, pour le renouvellement de la Nature, et comprenaient un festival – réservé aux hommes – avec concours de tragédies, comédies satyriques et hymnes chantés. Le gagnant recevait en don un bouc (τράγος/tragos, d’où τραγῳδία, tragédie).
L’animal sacré (à Dyonisos) mais aussi mauvais pour la vigne, puisqu’il ronge ses sarments et son tronc, était sacrifié et consommé par les fidèles. C’était un geste de grande importance, puisque dans les villages il n’y avait souvent qu’un seul bouc dans les troupeaux. Certe, sa viande n’est pas ragoûtante, mais la sagesse paysanne avait trouvé l’escamotage.
Puisque le mâle au bout de cinq ans n’est plus fertile, le berger faisait saillir les chèvres au début de l’automne, et puis châtrait le mâle quelques semaines avant à la fête, pour être sûr qu’il soit comestible. Entre temps, sa place était donnée à un jeune bouc, prête à un nouveau cycle.

Et Sainte-Lucie dans tout ça? Et bien, elle est en quelques sorte – comme la cuccìa – le résumé des pratiques religieuses païennes, revues à la sauce chrétienne. Les Pères de l’Eglise choisirent le 13 décembre – pour le vieux calendrier julien « le jour le plus court » – comme chemin vers Dieu – Lucie pour lux, en latin lumière (de la foi) – et favorisèrent l’allumage de grands feux nocturnes dans les campagnes à la veille de la nouvelle fête, en espérant de faire oublier les sombres nuits de débauche qu’on avait pratiquées pendant des siècles…
La date du 13, bien que désormais anachronique puisqu’en 1582 tout l’Occident catholique adopta la réforme de pape Grégoire XIII qui établissait le calendrier moderne (et le 21 comme jour le plus court), est restée, tout comme le rituel. Les croyances religieuses ont la peau dure, encore plus en Calabre, où d’ailleurs personne ne fait aujourd’hui le lien entre le mot du patois local cuccìa et l’ancien grec kukeón, la bouillie des mystères d’Éleusis.

Je vous vois un peu dubitatifs. Vous craignez peut-être que le rital veuille vous rouler dans la farine. N’ayez crainte. Paraphrasant le philosophe de la Renaissance Bernardino Telesio, natif de Cosenza (et inspirateur de Bacon, Hobbes et Descartes), je vais faire appel à la raison et à l’expérience pour enrichir mon (et votre) savoir en matière culinaire. Mais pour faire cela il faut commencer par les fondamentaux, c’est-à-dire les grains de blé dur !

Bien que un peu démodé, il est toujours cultivé et consommé bouilli dans le Sud de l’Italie. J’ai déniché donc une variété ancienne, et j’ai fait un contrôle rapide pour écarter les éventuelles impuretés.

Après quoi, j’ai trempé les grains dans un grand bol rempli d’eau froide deux jours durant, en changeant l’eau trois fois par jour.

Puis j’ai fait bouillir le blé pendant cinq heures, à feu doux, dans un bouillon végétal.

En ce qui concerne les autres ingrédients : pour le cochon j’ai utilisé de la couenne et du jambon sec affiné 14 mois, coupés en morceaux…

…Que j’ai fait bouillir eux aussi dans du bouillon pendant une heure.

Pour le bouc, la solution était moins évidente. Que Dionysos me pardonne, j’ai commandé (sur internet) du chevreau (coupé en morceaux) à la place du bouc, que j’ai fait bouillir pendant deux heures… dans le bouillon.

Dernière étape « intermédiaire », mélanger le blé avec les deux types de viandes, et une partie de leur bouillon, pour bien fusionner les ingrédients, en le faisant bouillir – encore ! – une heure.

Finalement, l’invité d’honneur : le pot en terre cuite. En Calabre, les experts utilisent un récipient de forme allongée, appelé en patois tiniellu, qui ressemble beaucoup à un saloir en grès vernissé. Mais puisque je suis un simple Italiote des Pouilles, j’ai pu seulement dénicher une pignatta, en terre cuite tout de même.

La première couche sur le fond sera composée d’aromates (feuilles de laurier et romarin).

Ensuite, louche après louche, on transvasera la cuccìa de la casserole en métal dans la pignatta, en ajoutant aussi quelques feuilles hachées de menthe. La dernière couche sera composée seulement de blé, pour ne pas offusquer Déméter.

Finalement, on mettra la pignatta (avec le couvercle) dans un four chauffé à 230°C, pour faire cuire le tout à peu près deux heures. Une fois ce temps écoulé, il faudra baisser progressivement et puis éteindre le four. Vous verrez le vase en terre cuite garde bien la chaleur. J’ai laissé la pignatta toute la nuit dans le four, et le lendemain matin elle était encore chaude…

Je peux vous assurer que c’est un plat très savoureux. On apprécie la cuccìa chaude ou tiède, accompagnée rituellement par un verre de vin rouge, et à tel propos…

La Calabre peut offrir un nectar avec des lettres de la plus haute noblesse, qui mérite quelques explications. Quand les Grecs arrivèrent dans la région avec leurs pieds de vigne, ils découvrirent une variété autochtone et sauvage de raisin à baie blanche. De fil en aiguille, ils arrivèrent à produire – à partir de ces baies – un vin rouge très puissant, grâce à la macération et le contact plus prolongé entre le marc et le moût. Son nom était Μαντισιος/mantisios (divinatoire), parce qu’il était utilisé par les prêtres pour vaticiner (en gros ils s’enivraient à mort avant d’instruire les fidèles…). Ce cépage, connu aujourd’hui sous le nom de Mantonico, ultérieurement amélioré a donné vie à une autre variété à baie rouge, le Gaglioppo (belle grappe en grec ancien), d’où on obtient le Cirò rosso A.O.C. Il est cultivé sur les collines calcaires de Cirò, petite ville de la province de Crotone, sur le côté est de la Sila Grande (à 130 km de Cosenza).

Ingrédients pour quatre personnes : 400 g. de blé dur en grains, 350 g. de viande de porc (couenne et jambon), 350 g. de viande de chevreau, aromates, quelques feuilles de menthe, sel, bouillon végétal.
P.S.: il existe aussi une version sucrée de la cuccìa, préparée en Sicile, notamment à Syracuse. De l’Antiquité, il ne reste que le blé, qu’on associe à la ricotta de brebis, au chocolat fondant, à des épices, et à des fruits confits…bref, toute la panoplie de l’héritage hispanique de l’île. Et en fait la légende à la base de la recette remonte à 1763, sous le règne de Ferdinand I de Bourbon (de Naples) : lors d’une terrible famine, le 13 décembre, jour de Sainte Lucie, un bateau chargé de blé amarra dans le port…
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