
Frederick Jackson Turner, un historien américain (prix Pulitzer dans la matière en 1933) très populaire aux Etats-Unis entre la fin du XIX et le première partie du XXème siècle, publia en 1893 « la frontière américaine», un livre qui depuis a inspiré et fait perdurer (encore de nos jours, et pas que outre Atlantique) le mythe fondateur des valeurs américaines (force, énergie, individualisme, sens pratique) forgées par le Far West. Turner allait jusqu’à dire que c’était la frontière qui aurait démocratisé les Etats-Unis (et on pourrait ajouter : sur un fond de moralisme protestant bien trempé)…
Et bien, je peux assurer les patriotes américains que même nous, petits ritals, on a eu notre conquête des frontières, toutes proportions (géographiques) gardées, et pas que pour deux siècles seulement. L’Italie de l’Antiquité était un pays à la nature bien sauvage, partagée pendant des milliers d’années par des peuples aux langues et coutumes différentes, en quête perpétuelle de nouveaux territoires favorables à leur développement. Et lorsque ceux-ci venaient à manquer, il fallait faire preuve d’intelligence et de résilience pour survivre.

C’est le cas des gens qui peuplèrent les terres comprises entre Ravenne en Romagne et Grado dans la Vénétie sur la côte adriatique, en passant par Bologne, Rovigo, Mantoue et Vérone à l’intérieur. Un vaste trapèze de 300 km de longueur et 200 km de profondeur, rendu marécageux par les crues périodiques du fleuve Pô (le plus grand d’Italie et le cinquième en Europe en terme de débit à son embouchure) et d’une autre quinzaine de cours d’eau, plus ou moins importants.
Parmi les « coureurs des bois » qui ont lutté bec et ongles, générations après générations, nonobstant inondations, fléaux, famines, paludisme, salinisation de terres cultivables, tremblements de terre et tutti quanti, une place de choix doit être reconnue aux habitants de Comacchio, petite commune maritime de la province de Ferrara située sur les bords d’une lagune (formée de quatre vallées). 170 km² de zone humide, l’une de plus grande d’Italie.

Ses dunes côtières, déjà habitées dans la préhistoire, virent naître au VIème siècle avant J.C. un emporium étrusque (Spina, dix km en amont de la ville actuelle), puis les sédiments firent avancer la ligne de côte. La nouvelle bourgade, appelée Comacchio (à l’étymologie incertaine) resta aux marges des travaux d’assainissement d’époque romaine impériale, mais pendant le haut Moyen Age elle retrouva sa splendeur commerciale d’antan. Hélas, ainsi faisant, Comacchio entra dans la ligne de mire de plus forts qu’elle, et se fit détruire d’abord par les pirates sarrasins et puis par Venise, non moins de cinq fois…

Toutefois, les survivants eurent raison du mauvais sort, même s’ils restèrent sous le contrôle de la Maison d’Este de Ferrare, et puis du pape, jusqu’à l’époque moderne.

Mais vous le savez, en Italie on est des esthètes décadents, et même dans une ville de « frontière », force et énergie se marient facilement avec l’envie de s’entourer de belles choses. Et ce n’est pas pour rien que Comacchio est connue comme la « petite Venise »: elle a été construite sur treize îlots, entourés de canaux et reliés par des ponts monumentaux, sans oublier ses maisonnettes aux couleurs pastel comme à Burano… Mais c’est dans la cuisine que Comacchio a gardé toute sa particularité, en s’appuyant en bonne partie sur la reine des eaux saumâtres, l’anguille, cuisinée ici de quarante-huit façon différentes !

Deux mots sur ce poisson, miracle de la Nature et aujourd’hui menacé d’extinction à cause de la pollution, des barrages, de la disparition de zones humides… Il vit dans les eaux douces européennes, mais au moment de se reproduire lorsque il a entre 3 et 5 ans, il descend jusqu’à la mer en automne, les nuits sans lune, même en sortant de l’eau et rampant sur terre comme un serpent. Puis, il s’embarque pour un voyage de 5.000 km pour atteindre la Mer des Sargasses et pondre ses œufs à des centaines de mètres de profondeur… les petits reviennent dans la vieille Europe après environ deux ans d’errance, et s’installent à peu près dans les lieux d’origine de leurs ainés, pour entamer un nouveau cycle.

J’avais une idée de recette en tête, mais n’ayant trouvé aucun poissonnier vendant des anguilles à Paris, j’ai du chercher sur internet un certain temps, jusqu’à quand je tombe sur une plateforme qui proposait des anguilles jaunes sauvages certifiées de trois ans. Elle sont pêchées dans la lagune de Bages-Sigean au sein du Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée avec la méthode de la capéchade (filets et nasses traditionnelles), qui ne s’éloigne pas trop de celle utilisée à Comacchio dans les « lavorieri« , bassins de capture communicants sous forme de flèche. J’ai passé commande pour deux spécimens de 900 g. chacune, et je les ai reçus en 48h déjà vidées, prêtes pour un risotto à la façon de Comacchio.

Mais tout d’abord il faut expliquer la préparation du bouillon qui servira pour la cuisson du risotto. Dans l’absolu, il faudrait avoir à disposition plusieurs poissons de lagune qui sur place ne coûtent pas cher – une petite anguille, un turbot, des rougets, une limande ou une sole, un mulet doré, et même un bar…- qu’il faut vider, couper en morceaux et laisser mijoter avec une carotte, une branche de céleri (ou un fenouil) et un oignon dans plusieurs litres d’eau, pendant au moins trois heures, jusqu’à que le bouillon soit réduit d’un tiers. Mais en ville les prix s’envolent vite, et pour ne pas excéder, j’ai utilisé seulement une anguille et une limande (plus les légumes et cinq litres d’eau).

Revenons aux anguilles. Elles sont recouvertes d’une muqueuse très gluante qui leur permet de se mouvoir en dehors de l’eau. Pratique pour elles, un cauchemar pour qui doit les cuisiner ! Alors j’ai procédé de la sorte : j’ai gratté les deux anguilles avec du sopalin et du gros sel avant d’essayer d’enlever la peau avec un couteau…mais n’ayant pas le coup de main, ni une planche en bois au-dessus de laquelle clouer la tête (et oui, c’est ça la technique) j’ai procédé avec le plan B en les ébouillantant pendant une minute.

Cela m’a permis d’enlever avec moins de peine la tête et la peau, pour ensuite les ouvrir en portefeuille et détacher l’arrêt centrale.

Pour le bouillon donc on coupe en morceaux les légumes émincés, on ajoute des aromates (feuilles de laurier, thym)…

plus évidemment le(s) poisson(s)…

..et l’anguille en gros morceaux, avec arrête, peau et tête. Ne vous inquiétez pas pour l’odeur : elle sera un peu forte mais agréable.

Quant à l’anguille nécessaire pour le risotto, elle sera coupé en petits morceaux. Pour sa cuisson, il faut prévoir des petites tomates, deux échalotes, un verre de cognac (ou brandy), un de vin blanc sec, et de l’huile extra vierge d’olive. On peut même ajouter du coulis de tomate pour « rougir » l’ensemble.

Et c’est parti. Mettez l’huile à chauffer dans la poêle, puis ajoutez les échalotes. Faites-les dorez, ensuite ajoutez les tomates…

…l’anguille, le vin blanc, et le cognac. Laissez évaporer, ajoutez sel et poivre moulu, touillez doucement et laissez rétrécir (pas trop) la sauce.

Finalement, gardez de côté une petite portion pour la garniture finale.

Et le bouillon? Le moment venu, prenez un chinois pour le filtrer.

Préparez ensuite les ingrédients surprise : d’abord du fromage pecorino romano (minimum huit mois d’affinage) et du grana padano (à ne pas confondre avec le parmesan), les deux doivent être râpés…

…et puis de la noix de muscade. Elle aussi à râper.

Le reste c’est facile. Dans une casserole faites chauffer un morceau de beurre doux, puis ajoutez un peu d’oignon émincé. Versez le riz, touillez quelques minutes, le temps de le faire torréfier, puis ajoutez un verre de vin blanc, laissez évaporer……et commencez à verser le bouillon, louche après louche, tout en touillant délicatement.

A quelques minutes de la fin, introduisez l’anguille. Touillez toujours, ajoutez encore un peu de sel et poivre noir, à moudre.

Une fois la cuisson terminée, éteignez le feu, déplacez la casserole, ajoutez un morceau de beurre pour bien lier l’ensemble…

… continuez avec les fromages…

…et la noix de muscade. Touillez encore un peu, et puis préparez les plats.

Petit conseil : pour chaque assiette, râpez un zeste de citron sur la surface du risotto. Il contribuera à le rendre encore plus parfumé.

Pour la présentation à table reprenez la petite portion de sauce gardée de côté et garnissez le sommet du risotto. Succès garanti. Et en dépit de l’odeur initiale, je peux vous assurer que le goût de l’anguille est extrêmement fin.
Le vin pour accompagner ce plat est chargé d’histoire, et c’est lui aussi un survivant. Le Bosco Eliceo A.O.C rouge fait partie des « vins de sables » dont les vignes poussent sur les dunes côtières dans les alentours de Comacchio. Mais il a aussi ses lettres de noblesse puisque sa culture commence avec l’arrivée à Ferrara de Renée de France, fille cadette du roi Louis XII mariée en 1528 au duc Ercole II d’Este. Dans ses bagages, Madame la princesse porta la foi protestante et des boutures d’un cépage de la Côte d’Or, en Bourgogne. Le raisin – rénommé Uva d’Oro – fit souche, et grâce à la salinité du sable il put résister à l’invasion de la phylloxéra en provenance des Etats Unis, qui fit de vrais ravages dans les vignes européennes à la fin du XIXème siècle.

Ingrédients pour 4 personnes : deux anguilles (d’environ 1 kg chacune), quelques poissons pour le bouillon (limande, sole, turbot ecc.), 1 oignon, 1 celeri, 1 carotte, 50 g. fromage grana padano, 50 g. pecorino romano, noix de muscade, 1 verre de vin blanc sec, 1 verre de cognac, quelques tomates cerises, sel, poivre, 500 g. de riz carnaroli.
Cette recette typique a l’air vraiment savoureuse Merci pour ce partage gourmand
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