Sorcetti verdi all’aquilana (« Souris vertes », gnocchi à la façon de l’Aquila)

Vivre en montagne, on le sait, demande de l’endurance. La nature y est rude, les ressources limitées, les voies d’accès difficiles. S’y installer, donc, requiert un certain degré de conviction et de ténacité. Un exemple qui résume à la perfection ces concepts est la ville de L’Aquila, chef-lieu de la province homonyme et capitale de la région des Abruzzes.

Située dans une vallée à 721 mètres d’altitude, aux pieds du Gran Sasso (2912 mètres, la plus haut sommet des Apennins), c’est un vrai nid d’aigle, qui existe et résiste nonobstant une grande activité sismique typique de l’Italie en général et des Abruzzes en particulier. Rien que dans les sept cent dernières années, la ville a connu dix-huit secousses, dont trois (comme celle de 2009) extrêmement dévastatrices, qui ont massacré la terre et les hommes. Et pourtant…

… déjà les Sabins (VIII siècle avant J.C.) et ensuite les Romains (III siècle avant J.C.) s’installèrent sur ces hauteurs et bâtirent la ville d’Amiternum, à 10 km de la future L’Aquila. Il faut dire que c’est par ici que se croisent les chemins entre Rome et la côte adriatique, et entre le sud-est et le nord-est de l’Italie. Le commerce s’y développa, autant que les impôts sur le sel, la laine… des activités qui n’ont jamais cessé, simplement parfois ralenti à cause d’événements historiques ou naturels majeurs.

Quand Amiternum déclina au XIIIème siècle de notre ère, les montagnards têtus demandèrent d’abord au pape, puis à l’empereur souabe Conrad IV de Hohenstaufen la permission de (re)construire un nouveau – et plus beau – centre urbain. Le lieu choisi, connu jadis pour son monastère fondé à proximité de plusieurs sources d’eau potable (Santa Maria ad Fontes de Acquilis), dut en 1254 adopter le symbole impérial de l’aigle (adler en allemand), qui, traduit en italien – aquila rappelle aussi le mot latin désignant les eaux. Un bon compromis pour sauver les apparences et ne déplaire à personne…

Venons à présent à l’alimentation des Aquilani (les habitants de L’Aquila). On a dit qu’en montagne se nourrir est pour le moins compliqué, mais pas impossible. Il s’agit, encore une fois, d’avoir de l’endurance. La recette du jour, les sorcetti verdi, en est la démonstration. En substance, c’est un plat de gnocchi à base de farine de blé et de pommes de terre, mélangés à des épinards et assaisonnés d’un ragoût de viande de mouton. Dit comme ça, cela semble tout à fait commun, mais à y regarder de plus près c’est un mix passionnant d’histoire culinaire. Commençons avec les gnocchi, qui à l’origine ne sont pas italiens, ni faits de pommes de terre.

Les gnocchi sont apparement une invention des Lombards, peuple germanique qui a envahi l’Italie au VIème siècle. A l’époque, les knohhil (comme les nœuds du bois) sont des boules de farine de blé, mélangées avec de l’eau ou avec des oeufs, bouillies et recouvertes de beurre fondu. Encore de nos jours, les knodels du Haut-Adige et les canederli du Trentin, à la frontière nord-est du pays, ont gardé dans leur noms et comme dans leurs formes la trace de ce passé ancien. Quoi qu’il en soit, la recette fit souche un peu partout, et à la Renaissance, il existait, en Italie, une multitude de gnocchi à base de blé ou de millet. Mais il faudra attendre les événements tragiques de l’année 1764 pour voir finalement le mélange grain/patate.

Une famine terrible, qui se propagea de la Toscane jusqu’au royaume de Naples (autant dire le deux tiers du pays) avec des dizaines de milliers de morts, obligea les savants de l’époque à se repencher sur l’utilisation du tubercule, importé d’Amérique depuis déjà deux cent ans ! On tenta alors de l’employer pour la panification et la production des pâtes. La première solution n’eut pas de succès en raison de la consistance du pain de pomme de terre, qui fondait lorsqu’il était mouillé et ne pouvait donc pas être utilisé comme base pour les soupes, l’un des aliments principaux de la population. En revanche, l’introduction de la pomme de terre bouillie dans les pâtes fut rapidement adoptée !

Encore un peu d’endurance. On arrive presque à la fin de notre périple alimentaire. On va découvrir comme les montagnard ont adapté leur territoire en fonction de leurs besoins. Les patates donc résistent bien aux climats froids et sont cultivées – comme les épinards – dans la Marsica, une zone de la province de L’Aquila, dont les sols sont très fertiles et où les températures ne cessent de fluctuer. Quant au blé, il est – cela va sans dire – lui aussi un tough guy. Il est de la variété Solina, un cultivar autochtone de blé tendre qui pousse depuis l’époque romaine à plus de 750 mètres d’altitude dans la zone du Parc national du Gran Sasso et des Monti della Laga, toujours dans la province de L’Aquila

Il nous reste à parler des deux derniers ingrédients de la recette : tomates et brebis. Les premières sont de la variété locale « pera » (poire), appelée ainsi en raison de leur forme caractéristique. Elles sont cultivées (depuis le XVIIIème siècle) en petites parcelles dans les zones côtières et les collines. Une fois mûres, les tomates sont cueillies à la main pour être transformées en coulis (pour l’hiver).

Quant à l’animal fétiche de la cuisine des Abruzzes, la brebis est issue de la race italienne pagliarola. Au début de l’hiver, elle ne participait pas à la transhumance vers les pâturages dans les plaines des Pouilles et restait à l’abri dans les étables où on la nourrissait principalement de paille, d’où son nom. Sa modeste productivité était toutefois compensée par les faibles coûts d’élevage.

Dernier point de détail : la recette originale requiert du mouton, pas de l’agneau. Et alors, expliquons-nous. Les femelles (brebis) entrent en œstrus pendant deux jours tous les 17 jours et la gestation dure cinq mois. L’agneau devient adulte à partir de 12 mois. Cet adulte est nommé « bélier » s’il reste « entier » tandis qu’il est nommé « mouton » s’il est castré. Cette opération permet en effet d’éviter que la viande, du fait du changement d’activité hormonale, ait un goût prononcé peu appréciée par le palais. En France, la consommation de ce type de viande est marginale. Seulement en Provence en a de plats traditionnels comme la carbonade de mouton. Par ailleurs, le mot « mouton » est issu de multo, l’un des rares mots celtes qui ont survécu au latin, mais en revanche il a donné lieu à l’italien montone.

Fatigués ? Allez quoi, se mettre à table est toujours un enrichissement culturel !

Commençons donc avec les ingrédients pour le ragoût. Bien évidemment, à la place des tomates « pera« , j’ai dû utiliser une boîte de tomates concassées Cirio. Puis de la viande de mouton, un oignon, et… du lard. Je ne vous avais pas dit ? Dans les Abruzzes on élève depuis toujours le porc noir, animal tout-terrain, bien adapté à la vie en montagne. Bon, à Paris j’ai trouvé « seulement » du lard de Colonnata, mais il fera l’affaire…

Alors… d’abord j’ai fait chauffer de l’huile extra vierge d’olives dans une casserole, en suite j’y ai ajouté l’oignon finement émincé. Puis, le lard coupé en petits cubes.

Après quoi c’est au tour de la viande, elle aussi coupée en petits morceaux.

…un verre de vin blanc sec, et pas mal de romarin et de laurier (frais ou séché), en plus du sel et du poivre.

Et enfin les tomates concassées. Le tout devra cuire pendant deux heures à feu très bas.

Pendant que la sauce mijote, occupons-nous des pommes de terre. Il faut les laver, les éplucher et les faire bouillir.

Pareil pour les épinards. Il faut les laver, les faire bouillir, et les passer dans le moulin à légumes, en les essorant.

C’est le moment de préparer les gnocchi. N’ayant pas la farine Solina, j’ai utilisé la « mienne » des Pouilles…

Sur une planche à pâtes, j’ai jeté un peu de semoule de blé dur, et puis j’y ai écrasé les pommes de terre à l’aide d’une fourchette.

J’ai ajouté les épinards, la semoule (en quantité adéquate pour laisser l’ensemble souple), un peu de sel…

…deux oeufs..

…et j’ai pétri le tout à la main, en obtenant à la fin un petit pain d’une jolie couleur verte, qui est allé reposer pendant un moment au réfrigérateur.

Peu avant que la sauce ait terminé de réduire, il faut reprendre le pain, en faire une « ficelle » et la couper en morceaux. Ceux-ci devrons être façonnés en forme de sorcetti verdi (petites souris vertes) d’environ 3 cm., qui pourront -ou pas – être « grattés » à l’aide d’une fourchette pour leur donner les rayures caractéristiques. Mais ce n’est pas une règle.

Allez, dernière ligne droite. Il faut bouillir de l’eau dans une grande casserole et puis ajouter les gnocchi.

En quelques minutes, ils remonteront à la surface…

… il faudra les cueillir à l’aide d’un écumoire.

Et terminons avec la sauce bien chaude et réduite. Le tout devra être parsemé de fromage pecorino (bien sûr, produit sur place dans les Abruzzes).

C’est le moment de parler du vin qui va avec les sorcetti.

J’ai choisi un rouge, le A.O.C.G. Montepulciano d’Abruzzo colline teramane, un cépage autochtone cultivé à une hauteur d’environ 300 mètres dans la région de Teramo, de l’autre côté du Gran Sasso. Comme quoi il fait bon vivre à L’Aquila, tremblements de terre ou pas.

Ingrédients pour quatre personnes : 400 g. de pommes de terres à chaire ferme, 400 g. d’épinards, 400 g. de coulis de tomates (égouttées), 400 g. (environ) de semoule de blé dur (ou tendre), 300 g. de viande de mouton (ou de brebis), 50 g. de lard, 2 oeufs, 1 oignon, 1 verre de vin blanc sec, romarin, laurier, sel, poivre (à moudre), fromage pecorino (affiné).

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